Mort et vie sévérine, João Cabral de Melo Neto (par Marc Wetzel)
João CABRAL de MELO NETO - Mort et vie sévérine - Édition bilingue. Traduction et présentation de Mathieu Dosse - Chandeigne, 2023, 136 p.,18€
Un poème (en fait, une "scène de Noël" écrite en 1955, un jeu théâtral versifié répondant à une commande, et refusé comme injouable - qui n'a eu que dix ans plus tard un étonnant succès, dans une version politico-musicale que Chico Buarque impose à la fois à la dictature d'alors, à Cabral lui-même, d'abord réticent, et au public européen, subjugué) formidable, virtuose et simple, dont on se surprend, un oeil sur les pages de gauche, à scander l'irrésistible et opaque portugais. L'histoire monologuée d'un migrant ("um retirante") du Nordeste, Sévérino, qui gagne, à pied, Recife, pour, fuyant sécheresse et misère, y trouver à vivre ; en une quinzaine d'étapes alertes, familières, denses - le long du fleuve Capibaribe, qui mène du haut-Pernambouc à la métropole côtière - pendant lesquelles le désespoir grandit, les objections au suicide s'essoufflent, la tentation de "prendre une autre sortie; celle qui fait sauter, de nuit, du pont et de la vie" s'installe, jusqu'à ce qu'une naissance - comme on va voir - change l'issue, et redirige ailleurs l'échec.
Une migration économico-environnementale, donc, interne à l'immense Brésil. Un homme du Sertaõ, qui ne peut plus vivre dignement et honnêtement à (et de) l'endroit où il vit, mais se refuse pourtant à ajouter, sur place, au mal et au néant, et part. Un "retirante" (comme s'il se "retirait" d'une aridité de pays, qui elle-même l'a retiré de toute décence de vie) ou migrant comme tiré en arrière, de dos (une renaissance périlleuse, par le siège !), par une exigence de survie à conditions inconnues : un Sévérino direct, discret, vaillant, mais sans cran particulier ni don d'observation glorieux . Héroïque malgré soi, conquérant de la simple survie, engagé dans une sorte de "parcours du combattu". Un migrant "de l'intérieur", donc : exilé, mais pas étranger (il est alors plus facile de prendre langue avec l'inconnu, mais il ne s'offre nulle frontière pour séparer mieux de l'invivable !); compatriote, mais errant (et que vaut une patrie, où il faut errer pour trouver à en vivre ? ); et la mer (frontière, elle, mais infranchissable) au bout du fleuve, qui forcera à s'arrêter, à s'interdire de rêver de ressources au-delà, à se domicilier au terminus, quel qu'il soit - "bourbier" surpeuplé ou, moins probablement, Éden d'opportunités et Jardin solidaire.
"Ici la mort est telle
qu'il n'est possible de travailler
que dans les métiers qui font
de la mort office ou bazar.
Sachez que d'autres gens
de métier similaire,
pharmaciens, fossoyeurs,
docteurs la bague à l'annulaire,
qui rament contre le courant
de ceux qui descendent vers la mer,
migrants à l'envers,
montent de la mer jusqu'ici.
Il n'y a que les plantations de la mort
qu'il vaille la peine de cultiver,
et les cultiver est facile :
il suffit de planter;
point besoin de tailler,
de fumer ou d'arroser;
la sécheresse et les plaies
nous font encore plus prospérer;
et le gain est immédiat;
il n'est nul besoin d'attendre
la cueillette : à l'instant même
où l'on sème, on la reçoit." (p.57-59)
Une femme, sur le chemin, à laquelle il demande conseil (où et comment trouver du travail par là ?), lui fait donc franchement comprendre trois choses : que tout ce qu'il sait faire (labourer, planter, sarcler, conduire et soigner les boeufs) ne lui servira ici de rien; qu'inversement ce qui le ferait, peut-être, vivre (une licence de taxi, un profil de soudeur, l'habileté d'un serveur) lui fait défaut; qu'enfin on ne peut ici sûrement subsister qu'en exploitant la mort : médecin, fossoyeur, ou perspicace pleureuse professionnelle (comme elle). Sévérino surprend, justement, lors d'une halte ombragée en surplomb d'un cimetière, de crues confidences de fossoyeurs, évoquant ces migrants mêmes qui, croyant précéder leur liberté renaissante, ne descendent que "suivre leur propre enterrement"; et (humoriste sans public et sage sans théories) il en conclut - logiquement - être arrivé avec juste "un peu d'avance à ses propres obsèques" (p.95). S'il sait ce qu'il a quitté (les petits propriétaires privés de canne à sucre, qui exploitaient son travail, disparaissent eux-mêmes, vaincus par l'industrialisation et la concentration massives de l'activité), il semble aller vers son improbable salut comme résigné, sans dépit, sans passions surtout : ni ambition (quel succès pourrait-il viser, et sur qui ?), ni cupidité (qu'a-t-il à s'approprier d'autre que des répits, à amasser que d'heureux hasards ?), ni même colère (y a-t-il seulement encore un quelconque désir en lui mécontent d'être contrarié ?). Ce qui l'anime n'a pas de nom facile, mais se devine : une sorte de peur de voir sa vie réelle bâcler, ruiner, ignorer en tout cas, son propre goût de la vie, comme si son destin séchait sur pied le pouvoir d'humanité de son titulaire. "Je n'ai jamais à moi que ce que je développe de moi" dit quelque part Alain, et si une vie n'assure pas l'humaine promesse même de se déployer, qu'est-ce qui peut bien retenir encore en elle un homme ? C'est la question que pose Sévérino au maître-charpentier José : si une existence ne rapporte ni n'autorise rien de ce qu'elle se tue à produire ou favoriser, pourquoi dès lors ne pas plutôt s'en tenir au rien et trouver en lui le remède ?
" - 'Sieur José, maître charpentier,
permettez que je vous demande :
votre vie pourrit-elle
depuis longtemps dans le bourbier ?
et la vie que vous avez vécue
a-t-elle toujours été achetée comptant ?
- Sévérino, le migrant,
je suis de Nazaré de la Forêt,
mais autant là-bas qu'ici
jamais on ne m'a fait crédit :
la vie de chaque jour
chaque jour je dois l'acheter.
- 'Sieur José, maître charpentier,
et quel intérêt, dites-moi,
il y a dans cette vie au détail
qui est chaque jour acquise ?
espérer pouvoir un jour
l'acheter en gros ?
- Sévérino, le migrant,
je ne sais quoi vous dire :
il ne faut pas espérer acheter
en gros ces quantités
mais ce que j'achète au détail
c'est, malgré tout, de la vie " (p.101-103)
"Compadre José" va lui répondre qu'il ne sait pas lorsqu'une femme du bourg intervient (lui reprochant de "discuter là tout entier à sa prose") pour lui annoncer la naissance à l'instant, non loin de là, de son fils. José, Sévérino, les voisins alertés - tous courent au berceau, et rivalisent de dons les plus précieusement pauvres à l'événement d'innocence qui a surgi. D'admirables images viennent dans la bouche des témoins de cette nativité : le fils de José est beau "comme un cahier neuf qu'on étrenne", comme le plus imprévu bibelot "sur une étagère auparavant vide", comme "une porte donnant sur plusieurs sorties", comme un retentissant "oui dans une pièce négative" - comme un petit être maigre, mais "du poids même qu'un ventre humain lui aura usiné".
Au nourrisson (qui fait des miracles terriens, prosaïques : avoir retenu où elle était la marée haute pour couvrir un moment la boue littorale et sa puanteur; avoir attiré un peu de vent continental pour sécher le bourbier résiduel; avoir purifié la surface de l'estuaire de sa lourde pellicule ternie pour que, le temps d'une nuit, le ciel étoilé s'y mire et reflète enfin), on offre un cadeau qu'un dieu même ne saurait faire : une couverture en papier-journal (pour qu'ainsi emmailloté, il sache plus vite lire), on le crédite de puissances qu'un diable même ne peut acquérir ni contrer : "infecter la misère", "corrompre l'anémie", flétrir les flétrissures. Noël impose là sa tendre folie. On salue en ce nouveau-né une promesse qu'il faudra éduquer à elle-même. On baptise l'innocence - que l'humilité seule désaltère - "à l'eau du robinet", et "Compadre José" déclare alors à Sévérino : "Si je n'ai pas su, moi, répondre à votre question, il n'y a pas de meilleure réponse que le spectacle de la vie". Autrement dit : la vie ne sait répondre au mystère des choses que par le sien propre.
"Sévérino, le migrant (...)
si je n'ai pas pu
répondre à votre question,
elle, la vie, vous a répondu
avec sa présence vive.
Et il n'y a pas de meilleure réponse
que le spectacle de la vie :
la voir dérouler son fil,
qu'on appelle également vie,
voir la fabrique qu'elle-même,
opiniâtrement, se fabrique,
la voir germer comme récemment
en une vie nouvelle explosée;
même lorsque cette explosion
est petite et frêle;
même lorsque c'est une explosion
comme récemment, toute fine;
même lorsque c'est une explosion
d'une vie sévérine " (p.129-131)
Le lecteur de ce rude et parfait poème pense alors, peut-être, à ce que fait, lui, l'art : l'homme y ajoute au sensible de quoi comprendre mieux que lui-même en provienne. Et la poésie, en particulier, qui, devant la mort, reformule la vie sensible même que celle-là fait taire. Un livre, quoi qu'il en soit, sublime, que le lecteur francophone doit au merveilleux travail de Mathieu Dosse.
Marc Wetzel
João Cabral de Melo Neto (1920-1999) est l'un des plus célèbres poètes brésiliens. Né dans un milieu fortuné et diplomate, il a su voir d'infiniment près la condition réelle de l'homme. Ce livre majeur, connu et reconnu par les lecteurs, notamment grâce à quelques vers célèbres mis en musique par Chico Buarque, était resté jusqu'à ce jour inédit en France.
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