Mon roman pourpre aux pages parfumées et autres nouvelles, Ian McEwan (par Catherine Dutigny)
Mon roman pourpre aux pages parfumées et autres nouvelles, janvier 2019, trad. anglais France Camus-Pichon, Françoise Cartano, 112 pages, 2 €
Ecrivain(s): Ian McEwan Edition: Folio (Gallimard)
Une suave odeur de soufre.
Les publications de Ian McEwan sont souvent précédées d’une suave odeur de soufre. Va-t-on se laisser séduire ou s’effaroucher à la lecture de récits résolument pervers, d’histoires où les héros, jeunes ou vieux, se font rattraper par leurs fantasmes sexuels, va-t-on se pâmer à l’énoncé de crimes au sadisme feutré ?
A-t-il, cet anglais au regard bridé derrière ses lunettes rectangulaires, le talent littéraire assez chevillé à la plume pour nous embarquer dans des récits où un écrivain moins habile nous donnerait l’envie immédiate de refermer le livre et de tirer un trait définitif sur ses écrits ? Aborder son œuvre, pour ceux et celles qui ne s’y seraient pas encore risqués, par la lecture de nouvelles permet, à moindre effort, de humer son univers littéraire et de se rendre rapidement compte si des affinités existent, ou au contraire pas du tout.
A-t-il, comme il le confesse dans une interview donnée au Guardian en août 2015, et comme il en était persuadé tout jeune écrivain après la lecture du Portnoy et son Complexe de Roth et du Festin nu de Burroughs, la capacité de prendre par la main le lecteur et de lui faire franchir les frontières (du bon goût littéraire).
« Roth’s Portnoy’s Complaint and Burroughs’s Naked Lunch persuaded me that to write fiction was to be obliged to take the reader by the hand to the edge – and jump. The business was to find a boundary, then cross it » (1).
Ce recueil permet au lecteur de se faire sa propre opinion, et c’est bien l’une des vocations de la collection Folio 2 € qui dans ses publications d’une centaine de pages ressort d’un discret oubli, nouvelles, contes, entretiens et courts récits des plus grands écrivains du monde entier. Si Truman Capote considérait la nouvelle comme le genre littéraire le plus difficile et le plus abouti, il est souvent celui que les auteurs anglo-saxons pratiquent pour se faire connaître avant d’entamer l’écriture de romans. Ce fut éminemment le cas pour Ian McEwan. Ces textes courts sont souvent publiés dans des journaux, repris pour les meilleurs dans des recueils et font partie de la culture littéraire anglo-saxonne beaucoup plus qu’en France où la nouvelle ne jouit pas d’une diffusion comparable auprès du public.
Ici le choix de Folio s’est porté sur trois textes qui donnent un rapide aperçu des thèmes abordés dans l’œuvre de McEwan.
Deux sont relativement anciens : Le dernier jour de l’été (Last day of summer, 1974) et Réflexions d’un singe captif (Reflections of a kept ape, 1975) ont été publiés dans un recueil Premier amour, dernier rites, (First Love, Last Rites) en 1975, recueil qui avait connu un grand succès et lui avait ouvert les portes des grandes maisons d’édition.
Dans la première nouvelle, l’absence d’amour maternel due à un décès conduit un jeune garçon de douze ans à trouver dans la compagnie d’une femme affligée de surpoids et cible du mépris des autres, de l’affection et de la tendresse jusqu’au jour où les deux figures maternelles se rejoindront à l’occasion d’une nouvelle disparition, scellant définitivement la solitude du héros. Amour et mort mêlés à un âge où l’adolescent peine à sortir d’une enfance innocente avant de plonger dans les affres de l’âge adulte.
La seconde nouvelle aborde la relation « amoureuse » et non orthodoxe entre un singe et sa « maîtresse », Sally Klee, une écrivaine qui rédige en permanence le même roman centré sur « les tentatives et les échecs cuisants d’une jeune femme qui désire avoir un bébé ». L’animal « utilisé » par l’auteure pour guérir sa stérilité littéraire, sacrifie sa liberté pour l’amour de celle qui ne comprend pas « pourquoi les hommes méprisent les femmes ? ». Allégorie sur la frustration sexuelle, l’incapacité créatrice et (peut-être) la supériorité sentimentale de l’animal sur l’homme. Dérangeante, mais jamais vulgaire, cette nouvelle illustre le culot de McEwan et sa capacité à nous faire sauter les « limites » du bien-pensant et de la bienséance. Pari réussi.
Mon roman pourpre aux pages parfumées (My purple scented novel) qui donne son titre au recueil français est un texte beaucoup plus récent, publié dans le New Yorker en 2016. Perverse et cynique, cette nouvelle où l’humour joue un rôle temporisateur narre le vol décomplexé d’un manuscrit entre deux amis écrivains, l’un ayant réussi, l’autre ayant échoué à devenir célèbre jusqu’à ce que la situation s’inverse après cette indélicatesse. Plus amoral qu’immoral, ce récit permet à l’écrivain de rendre son personnage malintentionné profondément sympathique, un véritable tour de force, et d’épingler au passage les pratiques actuelles de l’édition :
« Mon éditeur lors d’un nettoyage sauvage de sa liste d’auteurs dits de “second rang”, s’était séparé de moi, “bien à regret”. J’étais libre de tout contrat. Plutôt que de m’autoéditer sur Internet, j’optai pour Gorgeous Books, une vieille maison d’édition à compte d’auteur. Le processus fut d’une rapidité affligeante. En moins d’une semaine, j’avais en main le premier exemplaire de “The Dance She Refused”. Couverture pourpre, titre en lettres dorées et en relief, écriture moulée et pleine de fioritures, pages discrètement parfumées. Je le dédicaçai et l’envoyai, en recommandé, à mon meilleur ami. Je savais qu’il ne le lirait jamais » (p.28).
Quarante ans après les premières publications de Ian McEwan, l’odeur de soufre existe toujours et reste remarquablement suave dans ces nouvelles aux pages discrètement parfumées d’un interdit dont les limites ne disparaissent pas mais évoluent au fil du temps.
Catherine Dutigny
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