Mephisto Rhapsodie, Samuel Gallet (par Marie du Crest)
Mephisto Rhapsodie, février 2019, 180 pages, 17 €
Ecrivain(s): Samuel Gallet Edition: Espaces 34
« Revenir à Klaus Mann et à Goethe »
J’ai beaucoup lu Samuel Gallet ; j’ai vu parfois son travail sur scène et j’ai aimé ses chants nocturnes et urbains. Sa dernière pièce, Mephisto Rhapsodie, plus épaisse, plus ambitieuse peut-être, semble montrer que son auteur n’est plus malheureusement tout à fait celui des éclats poétiques de ses débuts. Quelque chose en trop…
Ainsi la distribution tout d’abord frappe-t-elle par le nombre de rôles : d’un côté des « théâtreux », des comédiens au metteur en scène en passant par le critique ou le directeur de centre dramatique, et de l’autre, marqué par la conjonction de coordination et des personnages empruntés à l’histoire culturelle de l’Allemagne, de la musique avec Richard Strauss et Furtwängler à la littérature, Benn le poète et Klaus Mann, auteur de l’œuvre « adaptée », sans oublier quelques apparitions comme celle d’un majordome. Cette distribution binaire semble proposer au lecteur du texte un système d’intertextualité, de miroirs historiques un peu faciles et souvent entendus : la situation rappelle les années 30 et la montée du nazisme… Des strates de sens se mettent en place de cette façon :
– L’Allemagne historique avec la référence implicite au comédien Gustaf Gründgens, amant de Klaus Mann et mari d’Erika, sa sœur qui lui sert de modèle pour son roman Mephisto, dans lequel il décrit la « Karriere » de cet ambitieux, compromis avec le nazisme.
– L’Allemagne romanesque de la fiction à clefs, avec le héros Hendrik Höfgen.
– L’adaptation française et théâtrale avec l’avatar Aymeric Dupré et des personnages au nom allemand comme le politique d’extrême-droite qui s’appelle, comme par hasard, Mûller.
– Et le texte fondateur : le Faust de Goethe.
Samuel Gallet à partir de là construit des symétries contestables, faciles, entre l’orateur Fabien Müller dans la pièce et implicitement l’orateur de l’antisémitisme exterminateur, Hitler (p.140-1-2). Müller, chantre du « pays réel », leader on pourrait dire, führer, du parti des Premières Lignes, et vainqueur des élections. Les propos anti-musulmans de Michael, comédien acquis aux thèses de Müller, font écho à l’approche raciale du nazisme…
Les thèmes abordés dans la pièce sont là aussi pléthoriques : thème de la situation du théâtre (programmation, fonctionnement, relations humaines, etc.) ; thème de la montée de l’extrême-droite ; celui des migrants ; des petites villes périphériques et celui des capitales rayonnantes ; de l’ambition de certains et de leur reniement …
Quant à l’architecture de la pièce, elle oscille entre attaches narratives et dialogiques. Il s’agit de faire théâtre à partir d’un roman. Les 6 parties de la pièce portent des titres comme de grands chapitres de la vie des personnages. Le parcours individuel se fait à partir de la petite ville « inventée » de Balbek qui est en quelque sorte le point central de l’action : en partir et y revenir sera l’itinéraire d’Aymeric le comédien qui acceptera finalement la direction du théâtre de la cité. Etrange nom que celui de Balbek dont l’onomastique nous renvoie à l’Antiquité, au Liban, et à Proust dans la Recherche. La figure de romancier s’intègre au texte de théâtre avec Klaus Mann lui-même, à partir de données biographiques : l’addiction à la drogue et le suicide, ainsi que sa relation avec sa sœur Erika. Mais tout ceci vient fugacement, sans force, interrompre la trame principale de la pièce.
Des monologues-récits permettent également de travailler sur la chronologie de l’action, lui succédant ou la précédant : Barbara amoureuse d’Aymeric rapporte que ce dernier a gagné la capitale (p.86) ; Nicole, elle, relate ce qui est advenu après la représentation de La Cerisaie (p.95). L’action avance parfois par ellipses ; les années passent. L’adaptation très fréquente au cinéma mais aussi au théâtre pose d’ailleurs problème : œuvre de seconde main par nature, elle exige re-création exigeante pour trouver son propre chemin. Les dialogues n’arrivent pas à s’extraire d’un bavardage vaguement satirique du milieu théâtral malgré quelques silhouettes de caractères : le comédien de province qui rêve de la capitale, qui s’embourgeoise ; le critique mielleux et alcoolique, etc. Seules les confrontations avec Anna et Juliette à propos de leur couple ou celles de Lucas et Michael acquièrent une force juste des émotions. Où est donc le théâtre ? Il est surprenant de voir que des auteurs remplacent Gallet assez souvent. Les personnages disent du Shakespeare (Hamlet), ils jouent essentiellement du Tchekhov. Le spectacle se donne à plusieurs reprises en mise en abyme comme insaisissable et vain à travers les bruits d’ovations et les applaudissements lointains, sans oublier l’allusion à une cérémonie de remise de prix très mondaine.
Cependant quelques moments cassent cette impression de collages. En effet, Samuel Gallet introduit comme souvent dans son travail une dimension musicale. Des personnages féminins chantent, jouent de la guitare, comme s’il retrouvait alors des élans poétiques, proprement lyriques (cf. Juliette Demba). Pourtant le titre de la pièce semblait vouloir donner une place de choix à la musique avec le mot Rhapsodie. Forme musicale fondée sur un développement libre, quelque chose qui puisse être surprenant et grandiose, plus dansante que la fantaisie. Que reste-t-il de la musique dans le texte ? L’apparition de l’un des plus grands chefs d’orchestre et d’un immense musicien, retenus surtout pour leurs liens contradictoires avec le pouvoir hitlérien… On a échappé à Karajan.
Ainsi à la fin de la lecture du texte de Samuel Gallet, on a moins envie de voir une mise en scène de la pièce que de relire Klaus Mann et Goethe.
Marie Du Crest
La pièce a été créée au TNB en mars 2019, dans une mise en scène de Jean-Pierre Baro. Elle a été reprise ensuite dans divers théâtres.
On peut lire ou relire les précédentes chroniques consacrées à Samuel Gallet ainsi qu’un entretien.
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