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Marie-Claire, Marguerite Audoux (par Nathalie de Courson)

Ecrit par Nathalie de Courson 17.04.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Grasset

Marie-Claire, 190 pages, 8 €

Ecrivain(s): Marguerite Audoux Edition: Grasset

Marie-Claire, Marguerite Audoux (par Nathalie de Courson)

 

La carrière littéraire de Marguerite Audoux tient de la légende : cette couturière de Montparnasse, pauvre et mal voyante, fut découverte au début du siècle dernier par Charles-Louis Philippe et ses amis de la NRF. Son roman Marie-Claire, publié aux éditions Fasquelle avec une préface d’Octave Mirbeau, obtint le prix Femina en 1910.

Mais que sait-on de ce roman ? « Une enfance de bergère orpheline, en Sologne, au début de la IIIème République… », dit en 2005 la quatrième de couverture de l’édition Grasset. « Un roman social », dit en 2019 l’éditeur jeunesse Talents hauts, qui prend l’originale initiative de l’intégrer à sa collection Les Plumées, pour offrir aux adolescents les chefs-d’œuvre de « la littérature du matrimoine ».

Marie-Claire est un roman autobiographique, un roman d’apprentissage, un roman social « de la vie des pauvres », disait Charles-Louis Philippe, un roman « du matrimoine », mais il est plus que tout cela : il possède une justesse de ton qui lui confère, de la première à la dernière page, une qualité littéraire exceptionnelle.

L’ensemble est composé de trois parties divisées en séquences de deux ou trois pages entre lesquelles des plages blanches font respirer et résonner le texte. La première partie retrace l’enfance de Marie-Claire dans un orphelinat religieux après la mort de sa mère ; la deuxième, rythmée par les saisons, raconte son adolescence de bergère dans une ferme ; et la troisième s’achève sur le grand départ pour Paris.

Le récit s’ouvre aussi abruptement que la vie d’orpheline de sa narratrice :

Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous. Les hommes entraient comme dans une église, et les femmes faisaient le signe de la croix en sortant.

Je me glissai dans la chambre de mes parents, et je fus bien étonnée de voir que ma mère avait une grande bougie allumée près de son lit.

Le lecteur doit d’emblée donner sens aux impressions d’une fillette de trois ans dont les souvenirs sont à la fois précis, discontinus et dépourvus d’emphase. La litote « bien étonnée » ouvre un espace stimulant pour l’imagination car elle contribue à mettre au premier plan le détail descriptif qui résume souvent chez Marguerite Audoux une situation ou un caractère.

Tel est par exemple le portrait de la redoutable mère supérieure, directrice de l’orphelinat :

En entrant chez elle, je vis qu’elle était assise dans un grand fauteuil rouge. Des histoires de revenants que j’avais entendu raconter sur elle me revinrent à la mémoire ; et à la voir, toute noire au milieu de tout ce rouge, je la comparai à un monstrueux pavot qui aurait poussé dans un souterrain.

En revanche, la sœur Marie-Aimée qui aime et protège l’enfant est dès le premier jour éprouvée comme une force bienfaisante :

Elle ne me disait rien, mais ses yeux plongeaient dans tout mon visage : il me semblait que j’étais enveloppée dans ses yeux. J’en ressentais comme une chaleur et j’y étais à mon aise.

Hervé Bel a comparé Marie-Claire à Maisie, petite fille à travers laquelle Henry James perçoit le monde des grandes personnes dans le roman Ce que savait Maisie. On trouve chez Marie-Claire la même perspicacité, mais Marguerite Audoux partage avec son personnage un esprit d’enfance qui lui fait mettre immédiatement en relation ce qui relève de la sensation, de l’émotion, de l’imagination et du sentiment. Des synesthésies fulgurantes jaillissent ici et là : « Elle disait des mots dont le sens m’échappait. Je trouvais seulement que ses paroles avaient une odeur insupportable ». Des analogies poétiques s’établissent également entre le règne humain, animal, végétal. C’est pourquoi, bien que le récit ne s’éloigne pas de la réalité quotidienne du Berry de la fin du XIXème siècle, sa coloration n’est pas naturaliste : tout baigne dans une étrangeté archaïque qui évoque parfois l’univers du conte : un hiver, Marie-Claire voit un loup dévorer une de ses brebis ; une autre nuit elle se trouve perdue dans la forêt comme le Petit Poucet. La métamorphose inquiétante des êtres nous rapproche à d’autres moments du fantastique : la sœur Marie-Aimée, si chère à Marie-Claire, devient méconnaissable quand elle poursuit un chat qui s’est glissé dans la salle à manger :

Elle avait un visage que je ne connaissais pas : ses lèvres rentrées, ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras. (…) La poursuite continuait : sœur Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence ; ses lèvres s’étaient ouvertes et on voyait ses petites dents pointues.

Les expressions « me semblèrent », « je croyais que », omniprésentes dans le roman, montrent que Marguerite Audoux préfère la comparaison à la métaphore. Cela donne au récit une limpidité modeste qui peut faire penser à ce que seront certaines proses de Jean Follain, ou le roman de Supervielle LeVoleur d’enfants.

L’écrivaine exprime une tendresse particulière pour les gens un peu cabossés, comme Colette, l’infirme de l’orphelinat aux jambes broyées et à la voix d’or ; ou comme le vacher de la ferme devenu « tout tordu » après s’être fait rouler par un taureau, et qui aime profondément ses bêtes :

Sa préférée était une belle vache blanche que maître Sylvain avait achetée au printemps. A tout instant elle levait la tête et regardait au loin, et tout à coup elle partait, le mufle tendu. Le vacher criait à pleine voix :

– Arrête, la Blanche, arrête !

Le plus souvent elle s’arrêtait d’elle-même, mais il y avait des moments où il fallait lui envoyer le chien. (…)

Le vacher la plaignait et disait :

– On ne sait pas ce qu’elle regrette.

La narratrice décrit également ses propres brebis :

Quelques unes me faisaient penser à des petites filles que j’avais connues. Je les caressais en les forçant à lever la tête : mais leurs yeux restaient tournés vers le bas, et leurs prunelles fixes ressemblaient à du verre sans reflet.

Peut-on mieux faire sentir ce qui rapproche et distingue à la fois l’animal de l’humain ?

On voudrait tout citer dans ce livre remarquable. Contentons-nous, pour finir sur une note lumineuse, du passage où Marie-Claire découvre la littérature en lisant Les Aventures de Télémaque le soir dans le grenier de la ferme :

J’aimais ce livre, il était pour moi comme un jeune prisonnier que j’allais visiter en cachette. Je l’imaginais vêtu comme un page et m’attendant assis sur la solive noire. Un soir, je fis avec lui un beau voyage.

Après avoir fermé le livre, je m’accoudais à la lucarne du grenier. Le jour était presque fini, et les sapins paraissaient moins verts. Le soleil s’enfonçait dans des nuages blancs, qui bouffaient et se creusaient comme du duvet.

Sans savoir comment cela s’était fait, je me trouvais tout à coup au-dessus du bois avec Télémaque. Il me tenait par la main, et nos têtes touchaient le bleu du ciel. Télémaque ne disait rien ; mais je savais que nous allions dans le soleil.

Roman social, roman du malheur des pauvres ? Marie-Claire est avant tout un roman poétique.

 

Nathalie de Courson

 


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A propos de l'écrivain

Marguerite Audoux

 

Marguerite Audoux, née à Sancoins dans le Berry en 1863, a en réalité pour patronyme Donquichotte, attribué par un employé plaisantin de L’Assistance publique à son père qui était un enfant trouvé. Marguerite n’a que trois ans quand sa mère (nommée Audoux) meurt. Quelques mois plus tard, le père charpentier s’enfuit, accablé de chagrin et d’alcool, abandonnant à son tour Marguerite et sa sœur aînée Madeleine. La suite de l’enfance de l’auteur est semblable à celle de son héroïne : orphelinat catholique à Bourges, placement dans une ferme, puis fuite à Paris où elle exécutera sa vie durant des travaux pénibles. Elle meurt pauvre et oubliée dans le Var en 1937. Après Marie-Claire, elle écrit d’autres romans : L’Atelier de Marie-Claire (1920), De la ville au moulin (1926), Douce lumière (1937), ainsi qu’un recueil de nouvelles comprenant Le Chaland de la reine, La Fiancée (1932).

 

A propos du rédacteur

Nathalie de Courson

 

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Nathalie de Courson, enfance et adolescence à Madrid, agrégation de Lettres, doctorat de Littérature française, enseignement (beaucoup). Publications : Nathalie SarrauteLa Peau de maman (L’Harmattan) ; Eclats d’école (Le Lavoir Saint-Martin) ; articles dans les revues Poétique, Equinoxes, La Cause littéraire ; traductions de l’espagnol, dont, en 2017, le roman (traduit du castillan et de l’aragonais) Où allons-nous d’Ana Tena Puy (La Ramonda/Gara d’Edizions).

Auteur d’un blog http://patte-de-mouette.fr/