Manger, bouger, Alger, danger, par Kamel Daoud
Comme des processions obscures, pour des religions de dévorations : de longues files de gens qui, soudain, à l’heure de l’aube noire, dans l’arrière-pays, se lèvent, murmurent avec colère, se rassemblent, se mettent les uns derrière les autres, cherchent leurs chaussures puis une tête, puis s’ébranlent vers Alger. Point lointain de l’horizon qui donne à manger et mange le pays. Ville des négociations depuis les antiquités, butin, femme, prostituée, victime de viol ou de rapt, ayant épousé tour à tour un vieux soldat romain, deux frères ottomans flibustiers, suicidée, forcée à s’allier avec le français puis offerte en lien de sang avec le sang des martyrs puis cloîtrée, enfermée, prise, violée encore par les colonels de l’époque.
Ville qui tourne le dos au pays et qui le surveille à la fois. Donc au matin, l’aube est une semelle et l’heure est un chemin. La procession marche, grossit, devient obscure et forte, et lentement s’écoule de la montagne vers la plaine et de la plaine vers Alger. Et c’est là qu’elle est généralement stoppée, endiguée : on finit par en déléguer quelques-uns, les mettre dans les voitures ou des chariots, les mener vers le Bureau d’Alger et négocier Alger avec eux. La procession se disperse, se désagrège, s’émiette puis s’évapore : les gens rentrent chez eux. Alger leur a promis du pain, encore plus de semoule, de l’argent, des terres ou des postes. Jusqu’au prochain cycle. Cela dure depuis toujours ces noces alimentaires entre Alger et le reste du pays. De plus en plus.
Parfois les processions sont violentes, en arrivent aux vitres de la ville, sont difficilement endiguées. D’autres fois non : on frappe la tête du ver dès qu’il dépasse la Mitidja, on arrête les revendicateurs dans les gares, dans les hôtels d’Alger, aux barrages d’entrées, etc. C’est vieux comme mouvement dans ce pays, ancien, antique : Alger cernée est prise ou donne ou consent ou avale du poison pour se défendre ou corrompt. Pain contre paix. Domination et soumission. Capitale contre tribus. Zone autonome contre zones éloignées. Autrefois cela arrivait chaque dix ans de disette. Ce n’est plus le cas : le pays a grossi, mange plus et le régime est riche et faible et cupide et rusé face à une foule qui aujourd’hui travaille peu, veut manger tout et ne croit plus qu’au langage de la menace. Pour manger, il faut bouger vers Alger. La rime de la décennie.
Sauf qu’il y a sûrement un point de rupture : les processions alimentaires deviennent de plus en plus fréquentes et menaçantes : patriotes, professions, gardes communaux et même les repentis de la Réconciliation de Bouteflika, les policiers, les chômeurs, les retraités, les oubliés, les mal payés, les députés. Un jour, les murs de la ville vont tomber, elle va être mangée et saccagée. La foule prélève l’impôt alimentaire trop souvent. Le régime est faible, malade et lâche. Retournement des mondes : autrefois Alger prenait de l’argent chez les tribus. Aujourd’hui les néo-tribus viennent à Alger pour prendre l’argent. Fascinant basculement des ordres de la gravité. Le sol tombe vers la pomme. Et la pomme est pourrie.
Kamel Daoud
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