Lune de loups (Luna de Lobos, 1985), Julio Llamazares (par Léon-Marc Levy)
Lune de loups (Luna de Lobos, 1985), Julio Llamazares, Editions Verdier Poche, 2009, trad. espagnol, Raphaël Carrasco, Claire Decaëns, 187 pages, 10,20 €
Edition: Verdier
Après La Pluie jaune (La Lluvia Amarilla), Llamazares continue ses sombres chemins montagneux dans cette novella aux accents obsédants de la peur et de la mort. Lune des Loups (Luna de Lobos) raconte la fuite effarée, dans les forêts du León, de quelques combattants républicains après la Guerre Civile et la victoire des fascistes de Franco. Les héros de ce roman sont les combattants dérisoires d’une guerre déjà perdue. Les résistants de ce maquis montagnard ne résistent plus à personne ni à rien si ce n’est à l’imminence de la mort promise, incarnée par les gardes civils qui les traquent inlassablement. Chaque sente est un piège potentiel, chaque hameau traversé un guet-apens possible. La peur est collée aux pas des hommes, elle suinte de leur corps, de leur esprit, de leur âme. Toute personne rencontrée est une dénonciation virtuelle, une trahison à venir.
La symphonie visuelle, sonore, olfactive qu’offrent les pentes des forêts est insolite dans sa beauté, tant elle entre en collision violente avec la détresse des personnages. Le tableau visuel, sonore, olfactif semble parfaitement indifférent au malheur des hommes, une nature qui n’entre en relation avec les fuyards que pour les faire souffrir plus encore, de froid, de faim, de terreur. L’harmonie du monde, les correspondances sensorielles, chantent ici un thrène glacial et cruel. L’homme y est réduit à deviner les chemins et les gestes qui peuvent sauver, permettre de survivre. Par instinct.
Quand on a oublié le couleur et le grain de la lumière, quand la lune se change en soleil et le soleil en souvenir, la vue se laisse plus guider par les odeurs que par les formes, les yeux obéissent au vent plutôt qu’à eux-mêmes.
Quand la nuit enveloppe tout, sans trêve et à jamais, pénétrant la terre et le ciel, débordant le cœur et le temps et la mémoire, seul l’instinct peut découvrir les chemins, traverser les ombres et les nommer, déchiffrer le langage des odeurs et des sons.
Étrangement, rendus à leur animalité par la solitude hostile, les hommes trouvent leurs vertus morales les plus ancrées : le courage, l’entraide, la loyauté. Mais comme dans une meute de loups tout est tendu vers la survie. Si un danger extérieur survient, l’homme traqué devient une bête sauvage, capable de ressembler aux bêtes qui le traquent. Le bien et le mal se confondent et n’ont d’autre frontière que celles du dedans et du dehors, dans la horde ou hors la horde. Le moindre soupçon de trahison est, en soi, une condamnation à mort du possible ennemi. Et l’exécution précède tout procès.
La rafale, cependant, lui a traversé la gorge de bas en haut et s’est incrustée dans les poutres du plafond avec un vrombissement sourd d’essaim enfiévré. Le secrétaire s’effondre comme un fruit mûr sans cesser de me regarder, la main toujours enfoncée dans la poche intérieure de sa veste, comme y cherchant le tabac pour se rouler la dernière cigarette.
Quand Gildo et moi abandonnons dans la hâte le mastroquet, une vague d’étoiles pénètre par la porte ouverte et se pose et s’enfonce dans les yeux glacés, étonnés, du mort.
La métaphore animale hante ce récit, égalisant les règnes, abolissant les limites morales, libérant les instincts sauvages. L’humanité est réduite à sa biologie, ses besoins à satisfaire : lutter contre la faim, contre le froid, contre les hommes eux-mêmes. Étrangement, ce sont les animaux, les vrais, qui portent en eux les restes du vieux monde, celui d’avant la Guerre Civile, celui où l’on savait encore ce que signifient bonté, compassion, solidarité. Celui où l’homme pouvait être un homme au milieu des hommes, des camarades, des frères.
Bruna, la chienne, surgit de l’ombre, en grognant, et commence à s’approcher, brandissant entre ses dents une menace. Elle tarde à me reconnaître : elle est presque aveugle, et moi, cela faisait plus d’un an que je n’avais pas pénétré dans cette maison. Lorsqu’elle me reconnaît, la chienne court vers moi et grimpe sur ma poitrine en sautant de joie. Mais elle n’aboie point. Elle devine peut-être le danger dans mon silence. Elle me suit jusqu’à la porte et y reste, immobile et muette, à monter la garde.
Un lointain éclair dans ses yeux presque aveugles me dit – pauvre Bruna – qu’elle est prête à défendre ma vie contre la sienne.
Lune de loups est une sombre odyssée de vaincus, de soldats défaits d’une belle cause perdue.
Léon-Marc Levy
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