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Livre plein pour maison vide (par Gilles Cervera)

Ecrit par Gilles Cervera le 25.11.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Laurent Mauvignier La maison vide éd de Minuit 744 pp 25 €

Livre plein pour maison vide (par Gilles Cervera)

 

Un chef d’œuvre ! Oui. N’ayons pas peur du mot. Comme on le dit pour les Compagnons du Tour de France.

Laurent Mauvignier aura écrit, créé, modelé, sculpté, formé, dessiné, chantourné son chef d’œuvre.

Au moins quinze œuvres précèdent le chef d’œuvre comme autant d’étapes belles et puissantes, pas sublimes ! Loin d’eux, Ceux d’à côté, Tout mon amour, Seuls, Le lien, Dans la foule, Histoire de la nuit. La narration de quelques titres vaut déjà synopsis, non ? Ou voyage !

La maison vide n’est plus à défendre.

Le livre roule tout seul. Tout indique que les signaux de vente prouvent qu’il se lit de bouches lectrices à oreilles lectrices. Tout porte au Prix et c’est justice ! Tant ce livre est épais, balzacien, proustien, durassien (première époque), ou peut-être claudesimonien !

Alors oui, une langue. Alors oui, un style. Une histoire aussi, et que d’histoires.

Mauvignier, cette fois remonte avec clarté la sienne propre. Il chirurgie le pas clair, charcute l’opaque, débusque l’obscur le plus sombre de sa nuit singulière. Son scialytique est une plume. Il a le temps pour et contre lui. Écrire sauve du pire.

L’auteur file sur quatre générations en partant de sa maison. Celle de ses vacances, la maison qu’ouvre son père, un soir, tout seul, avec faucille et serpette car le temps l’a envahie. Les ronces du temps ont plus d’épines quand elles ont été nourries par l’omission versus la volonté d’oubli.

Je me souviens du silence qui nous a recouverts à ce moment-là ; j’entends les coups de marteau pour faire sauter les planches qui bloquent les fenêtres du rez-de-chaussée, j’entends les clés et la porte qui s’ouvre avec peine, on aurait dit à contrecœur.

Mauvignier force les pores, fore cette peau obscure qui vêt toute sa famille comme un vaste linceul et sur plusieurs générations. Histoire trouée, ensilencée qu’il désencilence. Il invente, il imagine, il reconstitue. Rien n’est plus exact qu’un roman d’interprétation. Le père a ouvert la porte et sous les poussières épaisses, ce ne sont pas que les touches aigrelettes d’un piano qui résonnent.

La maison est seule, non pas hantée par les absents et les morts, mais seulement marquée par les traces de leur passage, avec le vide où ils l’ont laissée.

C’est le pire. Cette solitude de la maison, qui dit à chaque génération qui l’a habitée, à plusieurs, en rond autour des tables, en fête ou en glas que chacun y est si seul.

Cet isolement dont le père meurt après qu’il ait rouvert la maison. Ce suicide en 1983 dont le récit est la chambre d’échos ou plutôt son souterrain, prouve, s’il en est besoin, que l’histoire familiale hante moins les maisons que ses habitants.

Elle fut de gloire bourgeoise, mais le fut-elle vraiment, cette gloire étant toujours entachée d’encombrement, de forçage, de soumission, de contraintes : l’invisible ! Mauvignier soulève toutes les paupières, tous les toits, ouvre les combles, narre. Il soulève le couvercle, le fameux :

Je ne sais plus qui ose, mais quelqu’un s’approche de ce grand corps sombre qui trône dans la pièce du bas ; on hésite, puis on ouvre le couvercle. Les touches apparaissent : quelqu’un appuie sur une touche, un son fragile et désagréable s’échappe et retombe dans l’air poussiéreux ; tous les enfants approchent, les adultes aussi.

La narration de Mauvignier est ample. Le point-virgule respire. Les phrases se mettent en boule et se déplient, nous étouffent, nous cernent et nous libèrent. Si l’on s’y perd, on peut s’y perdre entre plusieurs générations, l’auteur est pédagogue. C’est comme si son doigt nous aidait à lire. On lit et on relit car Mauvignier écrit et réécrit.

Son écriture est lente, en spirale, en escalier doux. Si l’on tombe, c’est d’un arbre.

Un cerisier planté trois générations avant et dont on cueille à présent les cerises depuis les étages, en tendant le bras de la fenêtre.

Entrons par le fruit, c’est là qu’est le sucre.

Par le milieu, car tous les bouts brûlent !

Écoutons le piano l’oreille collée au plancher.

C’est le sort de Marguerite.

Marguerite autour de laquelle le roman du secret tourne. Marguerite chamboule, affole, fulmine, scandalise. Elle effraie, est effrayée. Pas le droit d’entrer dans la chambre du piano où sa mère joue. Aucun droit puisque sa mère non plus.

C’est la grand-mère dont on ne parle pas, Marguerite. Sauf l’écrivain car c’est son boulot.

Marguerite aura-t-elle été ranimée par un autre que son petit-fils ? Aura-t-elle eu autre chose à boire que ses alcools qui tuent à petit feu mais dont on ne meurt pas ? Marguerite serait la coupable en chef, elle est la reine de la nuit.

Sa mère est morte à cause d’elle, de honte. Une pute. Une saleté. Une salope.

Sa mère c’est l’arrière-grand-mère, Marie-Ernestine. On suit ? Le fils de Marguerite se suicide. C’est le père de l’auteur. Ça va ? Le petit fils de Marie-Ernestine, dont le piano résonne dans la maison vide, pour toutes les oreilles bouchées de cloisons, éloignées de chambres, interdites d’accès.

Tout pivote autour des deux guerres mondiales, évidemment. Ces balises de perdition. Des hommes qui partent. Certain ne revient pas, celui de 14 devient au milieu du cimetière, plus tard, une statue, un objet de culte. Est-ce un vrai ou un faux saint-patron auquel on s’adresse ? Celui de 45 revient mais l’accueil est si fou. Sa femme, c’est Marguerite. Une traînée. Pire, à tondre. À traîner dans la boue des songes et donc dans un roman, celui de Mauvignier.

Comment les étages du temps s’entassent. Ou comment non, le roman qui est ample comme un continent déconstruit petit à petit la misère misérable des esprits ? La longue désintégration d’une famille qui, partie rapportée oblige, notaire en plus, s’en met de côté tout en tenant debout l’édifice. Lucien est ambivalent et chaque notaire au fond de chacun l’est. Il sauve qui peut. Il tient la barre et les propriétés, il en donne plus d’un côté, du sien, et sa parole à respecter est hémiplégique.

Jusqu’aujourd’hui.

Le vide de la maison de Laurent Mauvignier est à jamais comblé par un livre.

Un livre avec toutes les chambres, celle où l’on s’enferme pour pleurer un professeur de piano amoureux contre un mari qu’on impose. Un brave homme.

Il n’y a que des braves hommes dans une société patriarcale dépassée. Il n’y a que des femmes vouées au refoulement, tu ne seras pas pianiste mais femme au foyer, ou tu seras vouée au scandale. Un refoulement à l’envers, mais un refoulement aussi.
Lire Mauvignier est une manière littéraire de faire retour au vingtième siècle. Retour à la société, à la famille, au double massacre social et familial. Chicherie et Proust sont ici les noms de famille. Oui, Proust ! Ironie, non ?

Laurent Mauvignier est un anti-Proust. Il écrit quant à lui les retrouvailles du temps perdu.

L’invention à partir d’un secret se nourrit de révélations : on dirait que le livre à l’auteur a fait guérison.

… il ne suffit pas d’avoir le courage de faire contrition, encore faut-il aller au bout de l’aveu pour purger l’âme, se repentir jusqu’au fond.

Le style de Mauvignier est gai, souple et déroulé, avec, art de la syncope, des propos taillés dans l’oral, venus des conversations, comme les refrains d’une chanson, à chaque fois dans le rythme et à chaque fois bruts et différents.

Ce pauvre Jules qui est si gentil, si prévenant, qui fait tout ce qu’il peut depuis des semaines pour être agréable et gentil avec Marie-Ernestine,

Je sais

Pour lui être agréable et pas seulement agréable, elle n’en trouvera pas tous les jours des comme ça

Je sais

Tu t’en rends compte au moins ?

Et Marie-Ernestine

Je sais

baisse les yeux et regarde ses doigts qui pianotent dans le vide – le piano, le piano, le piano-

Madame Bovary c’est elle, Flaubert est Mauvignier !

Il invente, interprète, reconstitue. Il écrit, il décrit, il découpe et recolle, la maison vide est un art de l’enveloppement littéraire. Si loin de Barthes et des fragments, si près de l’art du roman. On est sûr et certain que le récit est ici une science plus exacte que beaucoup, dont les médicales.

C’est parce que je ne sais rien ou presque rien de mon histoire que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure.

Une maison est moins qu’un livre et plus qu’une vie : quatre au moins et ce n’est pas fini.

 

Gilles Cervera



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A propos du rédacteur

Gilles Cervera

 

Gilles Cervera vit entre Bretagne et Languedoc.

Instituteur, psychanalyste,

Auteur de :

L'enfant du monde et Deux frères aux éditions Vagamundo

Les Mourettes et Pension(s) aux éditions Un ange passe