Les villes de papier, une vie d'Emily Dickinson, Dominique Fortier (par Delphine Crahay)
Les villes de papier, Dominique Fortier, septembre 2020, 208 pages, 18,50 €
Edition: Grasset
Une vie d’Emily Dickinson, et non la vie d’Emily Dickinson, comme l’annonce le sous-titre : l’auteure a pris quelques libertés – c’est bien le moins pour un écrivain – avec la vérité historique – vague épouvantail manchot, baudruche toujours déjà flasque – et ne s’en cache pas : elle précise en note de fin que quelques épisodes de son récit sont « le fruit de son imagination », en espérant qu’on ne parvienne pas à déterminer lesquels – entreprise qui me paraît du reste assez dépourvue d’intérêt.
Car le propos des Villes de papier n’est pas, ou si peu, biographique au sens courant du terme : il s’agit moins de raconter la vie de la poétesse – les faits – que de dérouler le tissu de son existence. Non que les données factuelles soient absentes – loin de là – mais elles ne constituent pas l’essentiel du récit – tout au plus une nécessaire trame de fond. En fait de récit, il s’agit plutôt d’une collection de fragments plus ou moins brefs : notations, évocations, scènes, tableaux, anecdotes…
Un fil chronologique les relie mais ils forment plutôt un patchwork, dont chaque morceau révèle une facette de la singulière personnalité de la poétesse, sans guère d’analyse ni de commentaire : Dominique Fortier nous montre Emily Dickinson telle qu’elle la voit et l’imagine, à travers des gestes, des attitudes, quelques paroles. Elle se donne aussi à connaître, par bribes, dans des chapitres qui s’intercalent entre les autres et esquissent une réflexion sur ce que signifie habiter, sur les liens qui se tissent, à notre insu parfois, entre nous et les lieux où nous vivons, que nous traversons.
Il s’agit d’un patchwork particulier : de tulle ou de gaze, aux carrés irisés, qui enveloppe mais qu’on sent à peine. C’est une écriture sobre, concise, légère, qui le déploie ; les mots, simples et communs, sont posés sans peser – on les sent denses pourtant, invitant à se plonger dans leurs dessous dont les teintes, chatoyantes et vives, affleurent en reflets. Cette subtilité, cette délicatesse, imprègnent le livre d’une atmosphère recueillie et flottante, où la vie est lente et contemplative, c’est-à-dire intense et profonde, où la passion, çà et là, broche l’étoffe claire d’un fil écarlate, où une attention extrême est portée aux choses et aux êtres proches, surtout infimes, en particulier ceux du jardin, et aux menues tâches de la vie quotidienne et domestique, accomplies comme rituels ou cérémonies.
Les villes de papier, qui rappelle La Dame blanche de Bobin, est un livre sur Emily Dickinson composé à la manière d’Emily Dickinson : l’auteure s’attache aux aspects et aux parcelles de la réalité qui requéraient l’attention de la poétesse, posant sur eux un regard assez semblable au sien – du moins est-ce l’impression qui peut rester à qui l’a lue un peu. L’ouvrage pourrait, à certains égards et à certains esprits positifs, sembler vague, inconsistant peut-être, comme toute théorie de détails et d’images, de songeries et de réflexions, qui se garde d’affirmer et de conclure quoi que ce soit – puisqu’« on ne sait rien » et qu’« ensuite on sait qu’on ne sait pas ». Le lecteur à qui la poétesse et ses œuvres sont familières n’y apprendra rien qu’il ne sache déjà – mais il ne s’agit pas d’apprendre : il goûtera d’être embobeliné dans le voile diapré de ce récit de feutre et de soie. Celui qui en ignore tout, ou à peu près, y trouvera peut-être de quoi éveiller sa curiosité – pour peu que sa sensibilité soit de la même eau que celle qui l’imprègne.
Delphine Crahay
Dominique Fortier, née en 1972, traductrice et écrivaine québécoise, titulaire d’un doctorat en littérature française, a d’abord travaillé une dizaine d’années dans le monde de l’édition, avant d’écrire son premier roman, Du bon usage des étoiles, paru aux éditions Alto en 2008 et repris par La Table Ronde puis Libretto.
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