Les Trois Villes, Émile Zola, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (par Gilles Banderier))
Les Trois Villes, Émile Zola, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », mars 2025, XLII + 1888 pages, 79 €.
Depuis bien des années déjà, on discute régulièrement du caractère opportun (ou non) et indispensable (ou non) de telle ou telle nouveauté venue étoffer le catalogue de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Même préfacé par feu Marc Fumaroli, feu Jean d’Ormesson était-il plus important qu’Érasme, Milton, Leopardi, Thomas Mann ou Hermann Broch, tous absents dudit catalogue ? À qui observerait que le comité éditorial de la Pléiade est libre de publier qui il l’entend, on répondra que ce n’est pas tout à fait exact, car la Pléiade, imitée par des éditeurs étrangers (en Italie, Mondadori et Einaudi, qui a fait paraître sous le vêtement de la collection française des auteurs que celle-ci n’a pas publiés en France), a acquis le statut d’une collection semi-officielle, où l’on peut à bon droit s’attendre à trouver les plus grands auteurs étrangers, mais aussi et surtout les plus grands écrivains de ce qu’un critique anglais appelait « the third classic », après la Grèce et Rome : la littérature française.
Aucun lecteur raisonnable ne contestera l’importance et la nécessité de ce nouveau titre consacré à la trilogie de Zola. D’abord parce que ce copieux volume complète avec bonheur les éditions des Rougon-Macquart et des Contes et nouvelles de longue date disponibles dans la collection. Ensuite, parce que ces romans étaient jusqu’à une époque relativement récente d’accès difficile. On pouvait bien entendu se les procurer sur le marché du livre ancien ou des lire dans l’édition – jamais remplacée – des Œuvres complètes de Zola au Cercle du Livre précieux. Jacques Noiray en avait fourni une édition maniable dans la collection « Folio », mais on espère que l’entrée dans la Pléiade sera le point de départ d’une réévaluation aussi nécessaire que méritée.
Dans deux ouvrages critiques importants, Philippe Muray (Le XIXe siècle à travers les âges, 1984 ; réédité par Les Belles-Lettres en 2024) et Antoine Compagnon (La Vie derrière soi. Fins de la littérature, Éditions des Équateurs, 2021) avaient montré l’importance des opera ultima pour la connaissance de Chateaubriand, Hugo, Zola et des grands créateurs en général. Or leurs dernières œuvres, par exemple La Vie de Rancé, La Fin de Satan ou Les Trois Villes sont peu fréquentées, à l’instar du Second Faust, bien moins lu que le premier, mais tout aussi important, voire davantage.
Lourdes est le résultat de la rencontre entre deux forces antagonistes. Comme souvent dans le catholicisme, les débuts furent petits et obscurs. Lourdes fut longtemps un village misérable, à la météorologie inclémente (un point qui n’a pas changé), où la principale préoccupation des habitants consistait à ne pas mourir de faim ou de maladie. En 1858, une très modeste bergère fut le témoin d’une apparition mariale. Contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer, l’Église en tant qu’institution, loin d’accueillir leurs récits avec complaisance et enthousiasme, traita toujours durement les témoins de « révélations privées » et Bernadette Soubirous (1844-1879), devenue sœur Marie-Bernard, mourut loin de ses Pyrénées natales, dans un couvent nivernais. Elle fut bien malgré elle au point de départ d’une aventure spirituelle qui se poursuit et ne montre aucun signe de faiblesse. Des guérisons inexpliquées furent constatées dès le XIXe siècle et d’autres le sont encore aujourd’hui, même si les médecins disposent de moyens d’exploration du corps humain (et, partant, de constatation d’éventuelles fraudes) dont leurs prédécesseurs n’auraient jamais rêvé.
En face, dans le camp adverse, pourrait-on dire sans exagération, Zola fut un penseur à la fois imperméable au fait religieux ou simplement à la vie spirituelle, et d’un scientisme exacerbé, prenant à tout propos la « science » pour modèle et pour guide. Lorsqu’il passa à Lourdes en septembre 1891, il était également un écrivain dont l’œuvre semblait faite. Les Rougon-Macquart étaient presque achevés et après tout ce cycle romanesque sera, suivant la formule de Champollion, sa « carte de visite pour la postérité ». Comme on pouvait s’y attendre, ce qu’il aperçut à Lourdes le heurta (« Sodome était née de Bethléem depuis qu’une enfant innocente avait vu la Vierge ») et il y vit très rapidement, comme en témoignent ses dossiers préparatoires parfaitement conservés, un « roman à faire ». Il retourna à Lourdes en août-septembre 1892 pour se documenter et prendre d’abondantes notes : bien que Zola semblât tourner le dos à l’esthétique naturaliste, au Second Empire ainsi qu’à une certaine vision sociologique (la pauvreté du vieux Lourdes n’amène pas des vices de toutes sortes, mais permet aux habitants de préserver des mœurs pures), il n’en conservait pas moins fidèlement la méthode de travail qui lui avait si bien réussi.
Lourdes est un grand roman, un chef-d’œuvre égal, voire supérieur à certains volumes des Rougon-Macquart. Le livre abonde en pages splendides : l’évocation de l’enfance pauvre et pastorale de Bernadette, « cette irrégulière de l’hystérie », l’arrivée de la procession eucharistique à la basilique, sont de véritables poèmes en prose ; la description de l’église inachevée voulue par l’abbé Peyramale et de son tombeau abandonné est d’une sombre grandeur. La courte vie de Bernadette est racontée par un prêtre, Pierre Froment, qui, négligeant le petit livret imprimé dont il s’était muni, joue auprès de ses compagnons de voyage le rôle de l’aède homérique. Le « train de souffrance et de foi, ce train gémissant et chantant, qui faisait son entrée à Lourdes » fait écho au convoi halluciné qui clôt La Bête humaine (Lourdes commence et se termine dans un wagon). Même si Zola ne fait plus profession de réalisme ou de naturalisme, la description des hordes de malades, de leurs pathologies, de leurs bains, « de la triste chair à souffrance et à miracles » est effrayante.
La tournure d’esprit de Zola, sa conception du monde, le rendaient incapable de comprendre ce qui se passait – et se passe toujours – à Lourdes (« les malades et les pèlerins entraient dans le pays enchanté du miracle, où l’impossible se réalise au coude de chaque sentier, où l’on marche à l’aise de prodige en prodige »). Il n’y vécut rien de comparable à l’expérience que fit Alexis Carrel en 1902. Mais son roman est plus nuancé qu’on ne pourrait le croire. La position de Zola n’est pas celle, butée et bornée, d’un militant athée. Il n’a certes pas la foi, il ne l’aura jamais, mais il est bien obligé de voir, de constater d’un côté que quelque chose se passe à Lourdes, de l’autre le caractère très sélectif des miracles (« comme si les quelques guérisons fussent l’humble clarté inappréciable au milieu du deuil immense ») ; il est sensible aux spectacles symétriques de la souffrance et de la charité (« il semblait que toute la terre vînt passer là, au fond de ce coin de rocher, toutes les misères et toutes les souffrances humaines à la file, dans cette sorte de ronde hypnotisée et contagieuse, en quête du bonheur »), du don de soi, d’une fraternité véritable quoique provisoire au-delà des barrières sociales (« Le marquis, avec ses millions, semblait tout heureux de se nourrir pour ses trois francs par jour, de s’attabler, démocratiquement, en compagnie de petits bourgeois et même d’ouvriers, qui n’auraient point osé le saluer, dans la rue »). L’irrévérence occasionnelle (« Depuis les sept années qu’il venait, il ne nourrissait d’ailleurs que cet espoir : se faire remarquer d’elle [la Vierge] un jour, la toucher enfin, obtenir sa guérison, sinon au choix, du moins à l’ancienneté ») est compensée par l’épisode très mystérieux des roses invisibles (III, 3).
Comme son héros l’abbé Pierre Froment, Zola ne croit pas aux miracles, mais sans en tirer une attitude militante, à l’instar de Renan qui, dit-on, avait fait beaucoup pour lui barrer la route de l’Académie : « L’inexorable phrase de M. Littré : “Quelque recherche qu’on ait faite, jamais un miracle ne s’est produit là où il pouvait être observé et constaté”, cette phrase, dis-je, est un bloc qu’on ne remuera point. On ne saurait prouver qu’il soit arrivé un miracle dans le passé, et nous attendrons sans doute longtemps avant qu’il s’en produise un dans les conditions correctes qui seules donneraient à un esprit juste la certitude de ne pas être trompé » (Souvenirs d’enfance et de jeunesse). Même interrompu et inachevé, le premier Concile du Vatican avait fermement rappelé que la croyance en la possibilité des miracles faisait partie de la foi catholique : « Si quis dixerit, miracula nulla fieri posse, proinde omnes de iis narrationes, etiam in sacra Scriptura contentas, inter fabulas vel mythos ablegandas esse ; aut miracula certo cognosci nunquam posse nec iis divinam religionis christianae originem rite probari : A. S. » (« Si quelqu’un dit qu’il ne peut pas y avoir de miracles et qu’en conséquence tous les récits qui les mentionnent, fussent-ils dans la sainte Écriture, doivent être rejetés parmi les fables et les mythes ; ou que les miracles ne peuvent jamais être connus avec certitude ni servir à prouver efficacement l’origine de la religion chrétienne, qu’il soit anathème », trad. Gervais Dumeige). L’écrivain savait que son roman ne plairait pas à l’Église, ce qui ne manqua pas de se produire, ainsi qu’à d’anciens disciples, comme Huysmans (dont Les Foules de Lourdes furent le dernier roman paru de son vivant), voire aux « libres-penseurs », malgré le catéchisme scientiste sur lequel se clôt l’ouvrage.
Peut-être parce qu’il pensait que derrière tout ce qui se produisait dans la modeste bourgade pyrénéenne, il y avait d’autres forces agissantes (ce qui est en un sens exact) et aussi parce que le XIXe siècle fut un siècle complotiste, voyant partout la main qui des jésuites, qui des francs-maçons (« comme elle descendait de sa royauté divine pour n’être plus qu’un parti, une vaste association internationale, organisée dans le but de conquérir et de posséder le monde ! », écrit-il de l’Église. Il parlera plus loin de « l’effort séculaire du catholicisme, la domination universelle qu’il a voulue dès la première heure, qu’il n’a cessé de vouloir et de poursuivre à travers les temps »), Zola décida très rapidement que son roman sur Lourdes serait suivi d’un autre sur Rome (« J’ai eu une brusque idée : faire deux volumes, l’un qui s’appellerait « Lourdes », l’autre « Rome ». Ce serait pour mettre dans le premier le réveil naïf du vieux catholicisme, celui de la « Légende dorée », le besoin de foi et d’illusion, et dans le second, tout le néocatholicisme ou plutôt le néochristianisme de cette fin de siècle »). Il reprit un procédé qui l’avait servi pour les Rougon-Macquart, celui du personnage récurrent, en l’occurrence Pierre Froment, ce prêtre ayant perdu la foi et qui de retour de Lourdes s’était jeté à corps perdu dans les œuvres de charité, lesquelles lui inspirèrent un livre dont il voulut faire présent au pape, alors Léon XIII, pour qui la question sociale était d’une importance capitale (on ne se souvient même de lui que pour son encyclique anti-marxiste Rerum novarum parue en 1891). Mais l’ouvrage du prêtre français déplaisait et risquait la mise à l’Index (le jeu de miroirs est patent). La description des démarches de l’abbé Froment courant les bureaux romains, jusqu’à obtenir une audience du pape lui-même (une scène peu réaliste), pour empêcher que son livre ne fût inscrit à l’Index, ne suffisant pas à faire un roman, Zola ne tarda pas à greffer sur cette trame très mince un autre épisode et il n’est pas exagéré d’affirmer que Rome fut écrit à rebours, en partant de la scène mélodramatique de l’empoisonnement. Voyageur récalcitrant, Zola se rendit dans la Ville éternelle pour y prendre des notes et la première chose qu’il y fit fut de solliciter une audience pontificale, qui lui fut évidemment refusée : le Vatican n’avait pas la mémoire courte au point d’avoir déjà oublié que le dernier roman paru de cet écrivain, Lourdes, précisément, avait été inscrit lui aussi à l’Index. Zola dut donc reconstituer le palais pontifical et la figure de Léon XIII (« Dans cette face de cire, on ne distinguait que les yeux admirables, noirs et profonds, d’une éternelle jeunesse, d’une intelligence, d’une pénétration extraordinaires »), sans avoir jamais vu ni l’un ni l’autre. La documentation pallia cette carence, y compris pour les problèmes financiers du Vatican (déjà).
Rome est très différent de Lourdes et beaucoup plus long. Trop long ? En tout cas diffus. Il est difficile d’être original en décrivant la Ville éternelle après Du Bellay ou Chateaubriand, et Zola céda souvent à la tentation du guide touristique de seconde main. Il ne pouvait se joindre à la maison d’un prince de l’Église comme il était descendu au fond de la mine. Il promène un regard sévère sur le catholicisme et le cardinal Boccanera dans son palais décrépit illustre les fastes révolus de la papauté. Cependant, les réflexions de Zola sur ce qu’est Rome, sa nature profonde, sa singularité, sur ce que sont le catholicisme et la papauté (deux anachronismes, aux yeux du romancier, même si on sent une secrète fascination pour ce processus à la fois transparent – les papes sont élus avec plus de sûreté que les présidents des États-Unis – et mystérieux qu’est l’élection pontificale), ne manquent pas d’intérêt et en plus d’une occasion, Zola voit juste, fut-ce a contrario.
Dernier volet du triptyque, Paris constitue une synthèse totalisante des autres romans « parisiens » de l’auteur. Revenu de Lourdes, de Rome et de tout, Pierre Froment a compris qu’il ne réformerait pas l’Église de l’intérieur. Il se plongea alors dans la misère matérielle et le bouillonnement intellectuel de la capitale, où le spectacle minable d’une démocratie parlementaire corrompue montrait que rien ne changerait par la voie des urnes. Cela, combiné à l’échec du socialisme, incapable déjà à l’époque de « changer la vie » et de proposer une solution viable aux misères du temps (constat qui chiffonna peut-être Léon Blum – voir p. 1841-1842), poussa les plus résolus vers l’anarchisme et l’action radicale. Des attentats se produisaient un peu partout et, le 24 juin 1894, Caserio poignarda le président Sadi Carnot. Dans le roman de Zola, la perspective d’un attentat anarchiste de grande ampleur joue à peu près le rôle de l’effondrement minier dans Germinal. Le frère de Pierre, Guillaume, à peine mentionné dans Lourdes, prendra de l’épaisseur. Zola sut mettre en scène le personnel politique au temps de l’affaire de Panama avec suffisamment de distance pour éviter les tracas judiciaires et il se rapprocha parfois de Jules Verne (qui, lui, n’évita pas un procès lorsque le chimiste qui servit de modèle au savant fou de Face au drapeau se reconnut). Mais Zola aura plus que son content d’ennuis avec la justice à peine le roman fini, lorsqu’il publia le 13 janvier 1898 un article retentissant dans L’Aurore, tandis que Paris, qui n’est pas exempt de saillies peu judéophiles (« Son origine juive se trahissait dans la face un peu longue au charme étrange ») paraissait en feuilleton dans un quotidien anti-dreyfusard…
Comment expliquer que Paris demeure, lui aussi, dans l’ombre et alors que cette œuvre, contrairement à Lourdes, ne requiert pas de connaissances religieuses ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un roman qui fait sentir le climat permanent de guerre civile, tantôt larvée, tantôt ouverte, qui caractérise la France ? D’une œuvre au fond antirépublicaine, capable de faire douter toute personne sensée des vertus du régime parlementaire (« Le Christ bitumeux avait sombré, et il ne restait que la tache blanche, la tache violente du buste de la République, telle qu’une tête glacée de morte, surgissant des demi-ténèbres ») ? Parce que Zola montre que la révolution n’est qu’une illusion (« Des riches et des pauvres, mais il y en aura toujours ! Et il est bien certain aussi que, lorsqu’on est pauvre, le seul désir qu’on a est de devenir riche… ») et l’anarchisme une doctrine ambiguë qui ne fait que renforcer le système qu’elle prétend combattre ? Salvat, l’anarchiste poseur de bombes, n’aura réussi qu’à tuer une fillette pauvre et à se faire guillotiner.
Les Trois Villes sont l’œuvre d’un romancier en pleine possession de son art et de ses moyens, mais il faut faire l’effort de les juger de façon autonome, car il y a autant de points communs que de différences avec les Rougon-Macquart sur qui la tradition scolaire s’est concentrée et sclérosée, sans même évoquer la défaveur, voire la malédiction, qui s’attache aux « œuvres ultimes ».
On doit pour finir louer le travail éditorial accompli par Jacques Noiray, qui place sa vaste érudition au service des textes sans jamais se mettre en avant. Ses notices très développées et jamais empreintes de cuistrerie permettent de suivre au jour le jour la genèse des romans. M. Noiray est un universitaire à l’ancienne (il s’agit d’un compliment) ; nous sommes plutôt du côté de Raymond Picard que de Roland Barthes et non seulement il ne faut pas s’attendre à des considérations sur la colonisation ou la fluidité des genres, mais encore l’éditeur publie plus d’une page inédite extraite des dossiers préparatoires de Zola. Même s’il demeure des manuscrits à retrouver, on peut sans prendre beaucoup de risques qualifier cette admirable édition de définitive.
Gilles Banderier
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