Les Tribulations d’un chercheur en littérature, Vincent Laisney (par Gilles Banderier)
Les Tribulations d’un chercheur en littérature, Vincent Laisney, La fabrique des Souvenirs, Paris, CNRS Éditions, 2025, 356 pages, 25 €.

Comme l’écrit dans sa préface Marie-Ève Thérenty, professeur à l’université de Montpellier, qui dirige également la collection où ce volume est accueilli (on comprend dès le départ qu’on est dans un confortable entre-soi), le livre que Vincent Laisney a fait paraître sous un titre un peu étrange possède au moins deux niveaux de lecture.
Le premier est celui d’un ouvrage universitaire comme il s’en publie chaque année des centaines et qui forment ce qu’on appelle de manière peu aimable mais nullement injuste la « littérature grise », que seules achètent en général les bibliothèques universitaires (nous sommes donc en face d’un système fermé sur lui-même). Les trente pages de bibliographie témoignent du sérieux de la recherche. Vincent Laisney s’est attaché à explorer et à cartographier un territoire méconnu, celui d’une sous-catégorie des mémoires appelée « souvenirs littéraires » (ceux de Maxime Du Camp, qui portent précisément ce titre, sont parmi les plus connus ou les moins oubliés).
Il s’agit d’un corpus à la fois peu fréquenté, très étendu (on retrouve ce genre de témoignages dans des périodiques aussi bien que dans des livres à part entière) et moderne, visiblement apparu après la Révolution et peut-être s’agit-il d’une réplique, au sens sismique, de ce bouleversement immense ou (mais ce n’est pas exclusif) de l’indice d’un changement dans le statut de l’écrivain. En tout cas, durant l’Ancien Régime européen, personne ne semble avoir pris la plume pour narrer – et a fortiori faire imprimer – le souvenir de sa rencontre avec Montaigne, Shakespeare ou Racine, alors qu’évidemment des centaines de personnes les ont rencontrés au cours de leurs vies, même si l’on trouvait parfois des témoignages proches dans des lettres (« il ressemble à un vrai squelette, et sans l’entendre parler on croirait qu’il est mort, il est plein de vivacité et se plaint toujours avec 50 000 livres de rentes », écrivait en 1754 le Bâlois Johann Rudolf Iselin, qui venait de rencontrer Voltaire à Colmar et qui, quelques années plus tard, visitera Rousseau en sa retraite de l’île Saint-Pierre). Pour schématiser, ces souvenirs littéraires furent en général composés par des écrivains mineurs qui tinrent le rôle du rémora sur la baleine et racontèrent dans quelles circonstances ils avaient rencontré les « phares » de leur temps (en espérant sans doute que l’intérêt porté à ces derniers rejaillira sur eux).
Le second niveau de lecture est celui d’une sorte de journal que Vincent Laisney tint pendant la rédaction de son Habilitation à Diriger des Recherches. L’HDR pour les intimes est, au même titre que la laïcité, le viager et le suppositoire, une spécialité française que les autres pays s’abstiennent soigneusement de copier. Elle remplace sans le dire les anciennes « thèses d’État », les thèses « nouveau régime » ne valant que ce que peut valoir un travail effectué en trois ans. Umberto Eco créditait le regretté David Lodge de l’invention d’un nouveau genre littéraire, le « roman picaresque académique » (auquel appartient également le Porterhouse de Tom Sharpe). Pour des raisons qui ne sont sans doute pas univoques, ce genre n’a jamais réussi à s’acclimater en France et il n’est visiblement pas près de le faire. Les passages intercalaires de ces Tribulations (un titre qui fleure pourtant bon le roman picaresque ou d’aventure) dévolus au journal de recherche sont bien en peine de provoquer ne serait-ce que le commencement d’un sourire chez le lecteur, tant l’Université y est présentée comme un univers aussi gris que la littérature qu’elle secrète, écrasé sous le poids d’une administration qui (ici comme ailleurs) a pris le pouvoir et imposé ses procédures et sa tournure d’esprit. Le lecteur qui visitera l’Université française sur les pas de Vincent Laisney éprouvera la même impression qu’un voyageur parcourant la RDA durant les années 1970 : celle d’une grisaille qui s’étend aux individus et d’une médiocrité générale dont plus personne ne paraît vraiment conscient à force d’y patauger (et cette médiocrité a obéré jusqu’aux sentiments de révolte et de dégoût), une sorte de Tiers-monde grisâtre et paperassier qu’on supporte en échange « d’avantages » qu’on serait bien en peine d’énumérer.
Gilles Banderier
Vincent Laismey est maître de conférences à l’université de Paris-Ouest.
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