Les terres du couchant, Julien Gracq
Les terres du couchant, octobre 2014, 264 pages, 19 €
Ecrivain(s): Julien Gracq Edition: Editions José Corti
Quelque part aux limites d’un Moyen-âge barbare,
le nôtre…
Les terres du couchant de Julien Gracq, récit philosophique de l’attente, ce roman géographique de l’inéducable silence, entrepris en 1953 et abandonné en 1956, se place, chronologiquement, entre Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt.
Il y a des textes inachevés qui, par leur révélation au public de nombreuses années après leur écriture, se rêvent dans les limbes d’une allusion énigmatique, à un monde spatialement indéfini, comme le voyage d’une « jeune forêt » vers les plaines d’un nouvel horizon, d’un nouveau monde, comme un balancement entre rêve et Mythe, entre Histoire imaginaire et conscience du réel. Epris d’une liberté du sang des résistances passées, aux résistances présentes contre les barbares aux lames affutées, pour mettre à terre l’âme des condamnés.
La mort fait partie du mouvement des saisons, dans une ville murée pour le néant, pour qui ne veut regarder la beauté sombre qu’à travers le regard d’un homme, au travers de ce qui pourtant nous éclaire, par les meurtrières d’un possible avenir de notre humanité. A l’ombre de la muraille, la bête « s’y allonge et s’y établit, non comme une lave chaotique qui bave… » mais comme « un morceau de terre étroit couché dans la mouvance de l’homme, mesuré à son empan et marqué par sa griffe, et tout cerné par la grande sauvagerie merveilleuse ».
Contentement intérieur d’une observation de la nature. Le narrateur va se mettre en acte du regardant, comme l’écrivain contemplatif qui dessine, trait pour trait, une topographie du monde, tel un frottement, un touché si fin, que rien fusse un déchirement, mais plutôt, un étirement du temps, un temps gagné, une victoire sur la mort : « On devine que le château tout entier, comme un homme dont on a coupé les paupières, rive ses yeux sur la face médusante de sa mort proche que nous ne devinons pas ».
Mais c’est sur les À bords des remparts,
que se révèle la nature profonde du narrateur !
« Je lève une main, et là-bas dans l’échancrure de lumière
une flèche longue oscille sur l’herbe :
cette aiguille d’ombre qui danse libre au travers du créneau
sans cesser de témoigner de l’exactitude des astres,
c’est moi ».
Quid de l’auteur ?
Je lève une main, et là-bas dans l’échancrure de lumière
une plume longue oscille sur la table :
cette encre noire qui danse libre au travers le quadrillage du cahier,
sans cesser de m’élever à l’exactitude des astres.
c’est lui !
C’est toi lecteur,
qui perds ton sang et qui fais signe dans la nuit perdu,
lourdement effarouché par tes certitudes,
scellé par la crainte de la mort dans l’étau de ton rocher.
« Vibrante encore sous sa flèche plantée de l’avertissement mystérieux de la mort,
comme on voit dans le combat un ami qui vous parlait
fléchir sur ses jambes légèrement sans cesser de sourire,
et il y a au-dessous de lui une flaque de sang ».
Ce texte est tout simplement une délivrance somptueuse, apaisante, libérant l’homme de ses peurs face à la réalité d’un monde où règne la noirceur du désespoir par les figures mouvantes de l’imprévoyance, par les fresques en trompe-l’œil, aigles et vautours de toutes nos soumissions, de toutes nos culpabilités, de tous nos abandons !
On est toujours tenté de présenter une publication posthume comme une découverte sensationnelle, qui change l’image établie de l’œuvre. Les Terres du couchant complète notre vision dans la compréhension la plus intime de l’écrivain, dans les chemins qu’il emprunte par son regard sur le monde et son imaginaire. Tel un éveillé à la recherche du reflet des mots, sur l’encre recueillie de choses plus lointaines, l’inachèvement est au fond, la forme la plus sublime de l’impermanence.
« Je me souviens de leurs yeux graves et de leur visage étrangement haussé vers le baiser comme vers quelque chose qui l’eût éclairé… la nuit semblait s’être déchirée d’un coup de bas en haut sur un grand volcan de lumière… C’était comme un orgasme de feu, un prodigieux sexe de flamme… comme la fleur obscène de l’agavé qui l’ouvrait en deux dans la nuit stupéfiée : on songeait à ces femmes qui relèvent leur jupe, l’écume aux lèvres, et montrent pour mourir leur ventre comme un soleil sur la barricade ».
Et pourtant,
il n’y a que vivants que nous pouvons affronter la mort !
Il n’y a que morts que nous serons vivants !
Une vision sans doute de ces pensées contraires habitées par la destruction.
Mais comme tout regard, il existe un autre espace de la pensée,
reflet d’un monde qui n’existe déjà plus.
Un autre qui n’existe pas encore.
Une certitude qu’après la fin,
« un grand jour blanc, mystérieux,
éclairé par-dessous ainsi que les nuages qui montent sur la mer,
fume vers la hauteur comme la vapeur » d’un commencement.
« En somme, nous vivions bien… »
Mais nous n’étions pas libres !
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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