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Les saisons de Giacomo, Mario Rigoni Stern (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 01.12.20 dans La Une Livres, Pavillons (Poche), Les Livres, Critiques, Italie, Roman

Les saisons de Giacomo, Mario Rigoni Stern, traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabina Zanon Dal Bo, 227 p. 8,50 €

Edition: Pavillons (Poche)

Les saisons de Giacomo, Mario Rigoni Stern (par Léon-Marc Levy)

 

Mario Rigoni Stern est l’un des plus grands écrivains italiens du XXème siècle. Attaché à ses montagnes du Haut-Adige situées tout au nord de l’Italie près de la frontière autrichienne, Stern a bâti une œuvre dont l’enracinement local et la puissance universelle évoquent – pour le lecteur français – irrésistiblement Giono. Le souffle de ce roman est un sublime exemple de cette élévation de la pierre et de la terre rugueuses d’un village de paysans jusqu’au bruit terrible de la folie des hommes dans leur obstination à faire du monde un enfer.

De l’immobilité silencieuse de la vie d’un village montagnard dans les années 30, ses rythmes paisibles, la scansion sonore de la nature – vent, oiseaux, appels des bergers et paysans, cris d’enfants qui jouent, cloches clarines des églises – au chaos qui gît sous les pieds des villageois, traces de l’histoire terrible de la région, déchirée par la guerre impitoyable de 14-18, Stern creuse dans ce roman le précipice qui sépare la pastorale – certes dure et pauvre – de l’apocalypse.

C’est dans la terre, enfouie, que gisent les traces de ce qui a déchiré ceux qui sont sur la terre : shrapnels, grenades, bombes avortées, douilles de fusils, de mitrailleuses, font un étrange lit aux forêts, aux villages, aux hommes, aux animaux. Et ces restes de l’enfer, étrangement, deviennent un trésor pour les paysans qui y trouvent le métal qu’ils peuvent revendre pour vivre un peu mieux. Des engins de mort qui donnent dix ou quinze ans plus tard la vie à ceux qui peinent, qui ont faim, froid et mal à l’âme.

« Dans les endroits où les combats avaient été les plus âpres, ininterrompus, le bois avait complètement disparu et le terrain avait été bouleversé par les travaux de terrassement d’abord et par les artilleries ensuite. En certains points les rochers, comme sur l’Ortigara, avaient été réduits à l’état de gravier. Là, il suffisait de remuer le sol pour trouver du fer, de la fonte, du plomb, du cuivre, du laiton. Et des restes humains ».

Mais la malédiction n’est pas seulement le passé. Elle colle aux semelles, aux cœurs et aux corps des pauvres gens. L’ombre de Mussolini surgit, grandit, jette une ombre morbide sur le village et sa forêt alentour. D’un cauchemar l’autre, d’une dévastation l’autre avec, au bout du tunnel, une nouvelle guerre qui gronde déjà.

Les vivants et les morts se mêlent dans les mémoires, dans les histoires racontées le soir aux veillées. Pas une famille épargnée, des images de visages disparus, de pères, de fils, d’oncles, de cousins. Comme un cortège funèbre qui parfois prend forme dans un récit sorti de l’ombre, d’un cauchemar ou d’une réalité effrayante. Le cortège des souffrances des petites gens de la montagne.

« Un jour il entendit un récit qui l’impressionna. Nando de l’Ecchele raconta qu’un soir, comme il rentrait à la maison après avoir vendu son matériel de récupération et s’être arrêté avec Vu boire un verre à la Margherita, une fois arrivé aux Confini, juste là où il y a la croix, il se retrouva nez à nez avec une file silencieuse de soldats qui traversaient la route. C’était la pleine lune, de temps en temps celle-ci sortait des nuages, à ce moment-là il faisait clair et il les voyait bien. Ils étaient pâles, silencieux, ne faisaient pas de bruit en marchant, mais on entendait leurs soupirs. La longue file venait des montagnes, au sud, traversait la conque parmi les collines pour remonter ensuite par le Val de Nos, vers les sommets.

D’autres files morcelées, rejoignaient celle-là, descendant des montagnes comme des ruisseaux. On ne voyait pas d’où elles partaient, ni où elles arrivaient. Il était resté là, pétrifié, jusqu’à l’aube et quand revint la lumière du soleil, après que la lune eut disparu, tout s’évanouit.

– C’est l’âme des soldats morts, dit un vieux manœuvre qui, pendant la guerre avait été conducteur de mulets ».

Les « récupérateurs » – c’est ainsi qu’ils sont nommés, recomposent ainsi, par leurs recherches et leurs trouvailles l’histoire de la guerre. Tels débris sont anglais, tels autres autrichiens, tels autres italiens. C’est une carte de l’horreur qui se dessine sous leurs pas. Et l’autre horreur, celle à venir, jette déjà ses premiers feux.

Mario Rigoni Stern est un écrivain du territoire. Il en est imprégné au plus profond. Mais comme tous les grands écrivains, son territoire s’élève au monde, à l’univers, dans un chant à la gloire des hommes et des martyrs.

 

Léon-Marc Levy

 

Mario Rigoni Stern, né le 1er novembre 1921 à Asiago, dans la province de Vicence, en Vénétie, et mort le 16 juin 2008 à Asiago, est l'un des grands écrivains italiens du xxe siècle.

 


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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /