Les Rues parallèles, Gérald Tenenbaum (par Gilles Banderier)
Les Rues parallèles, Gérald Tenenbaum, Cohen et Cohen, octobre 2025, 136 pages, 20 €.
On surprend en général les étudiants et les personnes qui n’ont guère réfléchi à ce qu’est la littérature (envisagée comme un champ spécifique de l’expérience humaine, voire comme une activité propre à l’humanité – la danse des abeilles est fascinante, mais aucune abeille n’a jamais dansé pour signaler un champ de fleur qui n’existerait pas) en leur disant qu’il est plus difficile de réussir une nouvelle qu’un roman. Ils voient dans cette affirmation une forme de paradoxe, ne s’arrêtant qu’à la quantité de temps et de travail requis (il est a priori plus long d’écrire un roman de cinq cents pages qu’une nouvelle de dix). Mais, même s’ils sont tous deux des représentants du genre narratif, roman et nouvelle obéissent à des lois différentes. Là où le roman peut se permettre de prendre son temps (faculté dont les romanciers abusent souvent) et de ne pas entrer dans le vif du sujet avant plusieurs dizaines de pages, ce qui constitue un bon moyen d’irriter les lecteurs, la nouvelle requiert dans son résultat rapidité, nerf et concentration. Ainsi s’explique en partie le fait que, si les maîtres du roman sont nombreux, ceux de la nouvelle se comptent sur les doigts de la main. On connaît la remarque de Claude Roy :
« Il serait sot (et au-delà) de dire que tous les longs romans sont médiocres. Mais il est raisonnable d’affirmer que presque tous les romans médiocres sont très longs. […] la prolixité facilite le travail du narrateur et favorise l’illusion du lecteur. Il est difficile de trouver les deux traits et les trois répliques qui imposeront un personnage, mais facile d’accumuler les innombrables détails (oiseux) et les interminables conversations (vides) qui donneront l’impression (fausse) que le personnage existe. L’écrivain bref use de la suggestion. L’écrivain de mauvais roman-fleuve use de la noyade » (Permis de séjour).
Professeur de mathématiques pures (un concept dont l’énoncé seul est fascinant : existerait-il des mathématiques impures ?), Gérald Tenenbaum est déjà l’auteur d’une œuvre romanesque de très grande qualité, à l’opposé du tout-venant produit dans un genre littéraire devenu hégémonique et industriel (peut-être est-ce dans sa nature même, ce qui pourrait expliquer que révolution industrielle et avènement du roman de grande consommation aient été contemporains). Au rebours de cette production de masse, Gérald Tenenbaum fait penser à un artisan dans son atelier au fond d’une cour, ciselant des objets uniques pour amateurs émerveillés ; un artisan dont on se chuchote le nom, l’adresse et les éloges parmi une sorte de franc-maçonnerie, heureux de le connaître mais qu’on voudrait garder pour soi.
Un recueil de nouvelles peut obéir à une unité plus ou moins visible, celle de lieu par exemple (les récits de Maupassant se déroulent presque tous dans la même région). Ce n’est pas le cas ici, du moins à première vue. De la Syracuse antique au Paris contemporain, d’un shtetl en Europe de l’Est, où se livra une discussion talmudique, à New York en 1941 (la nouvelle possède la beauté simple et hiératique à la fois d’un tableau d’Edward Hopper), Gérald Tenenbaum effleure la science-fiction et parvient, l’espace de quelques pages, à rendre crédible le thème du voyage dans le temps (le moins vraisemblable qui soit). Des ruines de Dresde aux bureaux genevois du CERN, chaque nouvelle (parfois récit à clef, non au sujet d’une personne, mais à propos d’une ville, comme « La place de l’Alliance ») appelle l’exégèse, le commentaire, mais on aurait peur d’en rompre la texture diaphane. Ces nouvelles ont-elles un commun dénominateur ? Les personnages sont, cela va de soi, divers, mais certains thèmes de prédilection, déjà présents dans les romans de Gérald Tenenbaum (ce qui prouve que nous sommes bien en présence d’une œuvre, avec ce que cela suppose de cohérence organique), reviennent : le passé individuel ou collectif qu’il convient de scruter (pourrait-il être rectifié, remis d’équerre ?), l’avenir qui n’est pas encore écrit (mais en sommes-nous si sûrs ?), la musique et la parole ; ce petit peuple numériquement restreint, que les empires ont toujours voulu et veulent encore détruire, un peuple insignifiant si l’on s’en tient aux seuls rapports numériques, mais qui poursuit comme malgré lui, contre tous les vents mauvais de l’Histoire, sa mission obstinée de « réparer le monde ». Les connaisseurs apprécieront le sens du mot juste et, même si l’expression est galvaudée à force d’avoir servi, une petite musique reconnaissable, en un mot un style, à la fois aimable et grave.
Gilles Banderier
Professeur à l’Université de Lorraine, Gérard Tenenbaum est chercheur en mathématiques pures et écrivain.
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