les nouveaux robinsons, Ludmila Petrouchevskaia
Les nouveaux robinsons, octobre 2013, trad. du russe par Macha Zonina et Aurore Touya, 185 p. 15 €
Ecrivain(s): Ludmila Petrouchevskaïa Edition: Christian BourgoisOn ne peut trouver d’ailleurs plus ailleurs que dans ces nouvelles de Ludmila Petrouchevskaia. Géographiquement on est en Russie, mais une Russie tellement vague, fantômatique, qu’elle en devient fantasmée. Narrativement, on s’enfonce dans les dédales d’un monde sombre et étrange, plus profondément encore de nouvelle en nouvelle. Quant à l’univers du style il est fascinant tant il invente une écriture qui allie raffinement et simplicité. Bien sûr on pense à des parentés. A commencer – Russie oblige – par Nicolas Gogol et ses nouvelles fantastiques. Car on oscille dans ces histoires entre un réalisme saisissant, un peu celui du socialisme soviétique de l’après-guerre - et/ou de la Russie post-URSS - et le fantastique presque horrifique. Gogol et ses univers qui, de la vie quotidienne nous bascule soudain dans l’impossible, l’horreur (« Le Nez »). L’autre référence est revendiquée directement par l’auteure dans une des nouvelles de ce recueil :
« Seule la chatte continuait à miauler, comme dans cette célèbre nouvelle où le mari tue sa femme et l’ensevelit dans un mur de briques ; à leur arrivée, les enquêteurs comprennent ce qui s’est passé grâce à un miaulement provenant de l’intérieur du mur, où le chat préféré de l’épouse a été emmuré avec elle et se nourrit de sa chair. »
(Hygiène)
Edgar Poe bien sûr. On retrouve cet univers glacial et cette terreur induite – surtout dans les premières histoires extraordinaires - par de petits déplacements dans les faits quotidiens, comme une condensation d’angoisse, une nuée d’inquiétude qui flotte sur ces univers. Petrouchevskaia montre un art consommé et terrible dans la distillation de l’inquiétude. Un mot, une phrase, une comparaison et la terreur possible est là.
« Elle nous proposa de nous vendre le porcelet contre de l’argent, des roubles en billets, et ce soir-là papa découpa et sala le porcelet mort, qui ressemblait à un enfant dans son chiffon. Les cils de ses petits yeux et tout ça. »
(Les nouveaux robinsons)
Dans « les nouveaux robinsons » (la nouvelle intitulée ainsi), on est saisi par le tableau de la misère rurale qui règne, sorte de tiers-monde glacé dont les personnages ressemblent à s’y méprendre à ceux du Tiers-Monde brûlant et sec. Les enfants errent comme des chiens, sont recueillis au bon vouloir de ceux qui ont à manger tous les jours, ou presque. Des enfants effrayés, effrayants, courant après la vie comme des animaux sans destin. La part autobiographique est large pour qui a lu du même auteur son roman « la petite fille de l’Hôtel Métropole »
« Elle tentait de sauver sa peau et suivait ma mère partout, sur ses jambes courtes, avec son ventre gonflé. »
Drames de la pauvreté, de la tristesse d’un pays, de la solitude. Les nouvelles de Petrouchevskaia égrènent les années sombres. « Il y a quelqu’un dans la maison » dit une nouvelle. Ecrasante comptine sur la solitude :
« Mais on craint tout quand on vit seule avec son chat, que tous les autres ont pris le large, toute sa famille précédente, laissant ce petit cafard humain tout seul, à découvert. »
L’univers de ces histoires est, on l’a compris, des plus noirs. C’est néanmoins avec un humour très kafkaïen qu’elles nous sont contées, une sorte de rire vital, condition de la survie. Rire forcément terrible, forcément tragique.
Ludmila Petrouchevskaia nous offre un monde fascinant et un talent littéraire époustouflant. Chaque nouvelle semble porter le souvenir hanté d’une enfant qui a connu la faim, le froid, la violence, l’errance ; la petite fille qu’elle nous racontait déjà dans son beau roman « la petite fille de l’Hôtel Métropole » (Publié aussi en français aux éditions Christian Bourgois en 2009)
Elle est, assurément, l’une des plus grandes plumes russes d’aujourd’hui.
Leon-Marc Levy
VL3
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