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Les deux tilleuls, Francis Grembert (par Gilles Cervera)

Ecrit par Gilles Cervera le 16.10.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les deux tilleuls, Francis Grembert, éd arléa, 103 pp, 18 €

Les deux tilleuls, Francis Grembert (par Gilles Cervera)

 

 

Le frère qui a un frère


On le dit et on le lit que la rentrée sature en livres de deuil.

Et alors ? Le deuil est de toutes les saisons, de toutes les rentrées et de tout temps, car il est une matière, un mix biochimique, bref, rien de plus humain. Donc romanesque. Il pousse, le deuil, celui qui le vit aux acmés de lui-même. Le deuil fore l’absence de sens et surtout l’apnée du vocabulaire.

Ici les éteules, une becque, la drève, voilà des mots que l’on comprend en lisant.

Mais l’ange protecteur qu’on doit accroire, le mystère, le destin auquel on fait appel, tout ce fourbi ourdi dans l’indigence des officines, il donne juste envie de déterrer la hache de guerre. C’est entre ce flux matériel et cette immatérialité que le deuil s’écrit, se décrypte et donc s’avère on ne peut plus littéraire. Une manière ni de le dépasser, ce serait naïf, ni de l’encorner, estocade à tous les coups ratée, non, le deuil est un objet plus vivant que tout car il clôt, finit. Toute fin est insupportable, tout néant scandaleux, et, partant, cet inadmissible, quand il devient écriture, le reste mais l’est moins.

Au début de cette année civile est parvenu à pas discrets sur les tables de librairie le petit livre Les deux tilleuls, publié chez Arléa, de Francis Grembert.

Le livre est petit mais il se poursuit, page refermée, pas oubliable de si tôt.

Le deuil de Grimbert est une leçon d’enfance donc de géographie. La mort du petit frère fauché par une voiture à quatre ans ouvre aux horizons, aux routes, aux champs, au cadastre d’en bas et à celui des nuages.

L’auteur nous situe la ferme de Flandres françaises, quadrilatère précis entre Bailleul, Hazebrouck, Armentières et Estaires. Une ferme insulaire que le livre ouvre et découvre, distribuant les gestes des gens, répartissant les parentèles, trois générations sous le même toit. Lire la terre. En espérant l’écrire un jour. Le lieu où ça se passe est si important que l’enfance de l’auteur, il avoue ses soixante ans, se poursuit. Parce qu’un livre, c’est autre chose, de plus grand, plus mystérieux que ce qu’on peut dire et faire. J’en ai lu tant qui ont agrandi ma vie et je voudrais que celui-ci s’y ajoute. Le paysage d’enfance est un fixateur mais évidemment la mort du petit frère fixe la fixation. Il y a, stylistiquement, du Marie-Hélène Lafon mais plus en douceur dans ce paysage aux confins de la frontière belge. Un lexique propre, des cultures particulières, des ruisseaux qui sont importants, car ils délimitent un espace plus étroit que le chagrin et que la mort d’un enfant de quatre ans ouvre à l’immense.

La nomination est centrale dans ce récit. Ou la difficulté de comprendre, donc de négocier une définition, de dégoter un mot pour ne pas trouver plus de confort mais au moins un support. La Santoire de Grembert n’a pas de nom : ce grand fossé qui traverse mollement prés et champs mérite-t-il d’être nommé ?

Ce roman est celui de la découverte des mots par les enfants pour qui les champs ont chacun un nom différent et les objets correspondent à un mot sauf pour ce qui concerne la disparition définitive, le manque, l’absence de l’autre. Comment cela se parle-t-il ?

Pas de dictionnaire. Peu de traduction, beaucoup de brouillard et pas que parce que c’est en français, patois et flamand que le choc se dit.

L’abécédaire existe, l’imagier aussi, concret, matériel : Je n’ai jamais ouvert les yeux que sur un angle de remise, un dindon, un sureau à grappes noires.

L’abécédaire des choses est plus souvent, à la campagne, un bestiaire.

Quel imagier pour le définitif, l’impensable, le sommeil dont on ne se réveille jamais ?

Je vais bien. Il y a des lapins, des cochons et des vaches dans les étables. Dans le grenier, une malle en bois continuera d’abriter un abécédaire avec lettres en plastique et petites images cartonnées…/. Il sera toujours là, contre le mur nord du grenier. Un jour, François reviendra car il doit apprendre à lire.

Plusieurs registres sont proposés à l’enfant qui n’y comprend presque rien quand une telle chose, un événement comme celui-là arrive : voix haute des adultes. François a cessé de respirer. Mais qu’est-ce donc que la respiration ? Ou peut-être plus clair : Le cœur de François s’est arrêté de battre.

Mais qu’est ce qui est dit là et que l’enfant de sept ans peut entendre ?

Il a sa langue intérieure, celle qui forge l’écriture du livre.

Il sait qu’il hait définitivement les glaïeuls : je voudrais qu’ils disparaissent de la surface de la terre. Voyez ce savoir du deuil qu’a l’enfant et l’écrivain à sa suite : C’est une fleur affreuse, qui attire le vent froid et me dit que mon frère est mort. Il sait que le cadeau de Noël est dur à approprier, il sait d’un savoir acquis au fur et à mesure que le deuil grandit avec lui. Il sait sans savoir, il vit sans son frère.

Il entend qu’il continuera de jouer avec son frère, sans. Qu’il continuera de parler avec son frère, sans. De regarder les chats qui miaulent, lapent ou Bijou le cheval qui sera remplacé par un tracteur, un McCormick. Car on peut remplacer les chevaux.

Il faut s’habituer à cela.

Habiter mot à mot ce deuil infini d’un arbre, un tilleul en bas du champ, qui perd son double.

On s’attendait bêtement à ce que le second arbre, par sympathie, tombe un soir, s’effondre lors d’une nuit d’orage, craque à son tour. Non. Bien sûr que non ! Le deuxième tilleul tient puisqu’il écrit. Le tilleul, l’aîné, est tombé. Le monde végétal est parfois à l’envers du monde fraternel.

Je n’ai pas changé à l’aube de ma vie d’adulte : j’espère toujours que François reviendra.

Le livre le fait apparaître. Sa réapparition dit qu’il faut écrire le deuil et que tellement d’autres livres seront publiés. Pas tous aussi beaux. Tous aussi précieux.

Et si la littérature n’était que de deuil ?

Et si, dans ce creux civilisationnel sans rituel ni culte, sans dieu ni dette, le livre s’avérait le plein symbolique ou son appel ?

Et si tout livre était écrit entre la peau du cadavre et le bois qui le couvre, entre les os du mort et le drap de son immortalité ?

Francis Grembert est un tilleul qui écrit et son livre est doux comme un deuil qui dure.

 

Gilles Cervera



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A propos du rédacteur

Gilles Cervera

 

Gilles Cervera vit entre Bretagne et Languedoc.

Instituteur, psychanalyste,

Auteur de :

L'enfant du monde et Deux frères aux éditions Vagamundo

Les Mourettes et Pension(s) aux éditions Un ange passe