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Le vertige des étreintes, Albert Bensoussan

Ecrit par Patryck Froissart 15.12.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Editions Maurice Nadeau

Le vertige des étreintes, octobre 2017, 259 pages, 19 €

Ecrivain(s): Albert Bensoussan Edition: Editions Maurice Nadeau

Le vertige des étreintes, Albert Bensoussan

 

Il y a mille façons de vivre l’exil, le déracinement, la transplantation. Il y a mille façons d’exprimer la nostalgie, de faire remonter les souvenirs, de les trier, de leur redonner cohérence et d’en reconstituer scènes et tableaux correspondant peu ou prou à la réalité d’un passé dont on croit avoir conservé les faits et l’atmosphère.

Ce livre traite le sujet en mêlant souci de réalisme, humour, émotion et subjectivité. Albert Bensoussan, né en 1935 en Algérie où il a grandi et vécu jusqu’en 1961 au confluent de trois cultures, juive, arabo-musulmane, chrétienne, entrecroise en ce roman qu’on sent fortement autobiographique d’une part ses souvenirs de sa période algérienne et d’autre part des éléments intimistes de sa vie en France, et particulièrement en Bretagne, après l’exode familial consécutif à la guerre d’indépendance, avec sa première épouse Dores, hispanophone, et, suite au décès de celle-ci, avec Leah, sa deuxième femme, anglophone.

Les premiers émois amoureux, les primes manifestations de la libido, le baiser primordial, puis les amours de rencontre suivies ou non d’une liaison émaillent le long cours de toute la vie d’un narrateur vieillissant, comme autant d’incrustations dans le récit de sa relation avec ses deux épouses.

Ainsi remonte, comme autant de bulles scintillantes, le « vertige » vécu de chacune de ces étreintes, les unes fugaces bien que passionnées et ayant laissé une empreinte ardente dans la mémoire d’Albert, les autres, occultes, n’ayant eu d’existence que dans les désirs restés secrets du vieil homme.

Elle s’enlisait en moi et c’était doux et parfumé […] Son ventre rond de mère épousait le mien, j’avais tout loisir de happer un sein, mordiller un téton, jouer le gourmand, le goulu, le glouton, et c’est de concert que nous halions notre folle nef à bon port. Jusqu’à nous échouer sur le carrelage de la salle de bains…

Se superpose à cette galerie d’amours ponctuelles, pour certaines ardemment sensuelles et pour d’autres purement platoniques voire virtuelles, l’histoire conjugale vécue avec Dores puis avec Leah. Les épisodes, les faits marquants, les résurgences du pire et du meilleur de ces deux relations de premier plan s’intercalent, s’imbriquent, se succèdent de belle manière dans un cours narratif aléatoire, non linéaire, sous forme d’anecdotes, de paroles rapportées, de moments émouvants ou drôles.

La longue, lente, effroyable dégradation de l’état de santé de Dores la Galicienne est décrite sans fausse pudeur, dans ses détails les plus morbides, jusqu’au dernier râle. L’auteur-narrateur-personnage, tout en opérant ici et là quelque distanciation, probablement psychologiquement nécessaire, exprime le plus souvent avec une intensité qui atteint le lecteur en partage les souffrances de son épouse malade et sa propre douleur lancinante au souvenir de l’évolution dévastatrice de la maladie. Entre les lignes d’humour, sous les phrases de dérision se lisent le désespoir, la colère, le tragique sentiment d’impuissance du mari qui voit se détruire et dépérir de jour en jour la femme aimée.

Un tremblement essentiel, rien d’autre, tel fut le verdict lorsque je la menai à la consultation du CHU […] Mais pour l’essentiel c’était plus stupeur que tremblement. Il suffisait de voir ce masque d’hébétude qui peu à peu collait à ses traits, naguère si vifs…

Hier encore, et puis le ciel lui est tombé sur la tête, en entraînant ses molaires, ses incisives, peu à peu dépeuplant sa bouche…

La vérité, c’est que nous vivions cernés par la maladie, enfermés l’un dans l’autre, comme dans un œuf fêlé […], d’autant plus sévèrement qu’elle répondait à mes minauderies d’ex-amoureux transi par de rauques monosyllabes qui avaient remplacé chez elle ce velours de timbre…

Comment faire comprendre à Leah, la seconde épouse, la remplaçante, l’intensité de la poignante prégnance de cette relation antérieure ? Le faut-il, au fond ? Est-ce communicable ? Garder, ou non, pour soi, en soi, les radieux et les tristes jours de cette vie-là ? L’auteur-narrateur se pose ces questions. Le quotidien, avec Leah, qui semble fait de légèreté, de complicité, de bonheurs simples, cautérise la plaie, sans en faire disparaître les stigmates, et atténue le deuil, sans en tarir les constantes résurgences.

L’auteur entremêle le « vertige des étreintes » amoureuses et ses souvenirs nostalgiques d’une Algérie perdue, qu’il ranime en une fresque vivante et pittoresque de la vie des quartiers d’Alger où il a vécu. Sur ces scènes tragi-comiques flottent toutefois les nuages de plus en plus sombres de la guerre civile qui s’installe, avec son lot meurtrier d’attentats et de représailles et la désagrégation des relations entre les différentes communautés. Albert traduit en ces occurrences avec une sombre rancœur sa perception, proche de celle qu’a souvent exprimée Camus, des événements dramatiques de la guerre d’Algérie qui ont d’abord provoqué l’exil de la famille, et auxquels il lui a fallu ensuite prendre part au titre d’appelé, mobilisé et incorporé dans les rangs des forces françaises engagées dans la répression.

La guerre, toujours la guerre […] L’enfer est au milieu de cette joute farouche […] La dérive se poursuit, le monde entier bascule […] L’Algérie disparue, nous la portons en notre chair comme une paupière béante…

La cicatrice de l’exil se rouvre lorsque l’auteur retourne, bien des années plus tard, dans sa ville natale.

Qu’a-t-elle à voir avec la mienne, cette ville que j’ai revue vingt ans après ? Alger n’est plus.

Reste l’irréductible :

Nos traditions judéo-arabo-berbères, la musique, la cuisine et les youyous, non, personne ne pourra m’en défaire.

Albert Bensoussan offre, avec ce retour sur vie, un récit riche, intense, constellé d’histoires, et chargé d’Histoire.

 

Patryck Froissart

 


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A propos de l'écrivain

Albert Bensoussan

 

Romancier, traducteur (de l’espagnol) et universitaire rennais, Albert Bensoussan est né en 1935 à Alger, où il a passé sa jeunesse. Professeur agrégé d’espagnol au lycée Bugeaud d’Alger jusqu’en 1961. Assistant en Sorbonne en 1963, il a enseigné à l’Université de Rennes-II de 1978 à 1995. L’Algérie apparaît de façon récurrente dans son œuvre, en particulier l’univers judéo-arabe qui sert de toile fond à la plupart de ses romans.

Bibliographie : Sépharades de Turquie en Israël (L’Harmattan, 1999). L’échelle algérienne (L’Harmattan), recueil de nouvelles évoquant la communauté juive algérienne. Le chemin des aqueducs (L’Harmattan, 1999). Historia quieta / Histoire immobile (L’Harmattan, 1999), roman bilingue (français-espagnol). Le chant silencieux des chouettes (L’Harmattan, 1997). Les eaux d’arrière saison (L’Harmattan, 1996).

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)