Le tunnel, Avraham B. Yehoshua (par Anne Morin)
Le tunnel, février 2019, trad. hébreu Jean-Luc Allouche, 431 pages, 22,90 €
Ecrivain(s): Avraham B Yehoshua Edition: Grasset
Un tunnel n’est pas qu’un passage, c’est aussi un contournement. Cela peut être aussi une restriction de la vision, du sens, une réserve. Dans ce roman, il devient l’allégorie d’une échappée dont la fin, le bout justement, échappe : on en sait l’entrée, jamais la sortie. C’est d’abord un projet que Zvi Louria, ingénieur des Ponts et Chaussées en retraite, fait tout pour mener à bien, porteur lui-même de son propre petit tunnel, cette petite tache sombre qui s’agrandit, creuse son cerveau et sa mémoire, embrouille les données, crée des raccourcis.
Le roman s’ouvre sur la visite de l’ingénieur chez le neurologue à la suite d’une « petite » confusion : Zvi s’apprêtait à ramener chez lui, en lieu et place de son petit-fils, un autre enfant de la garderie. Tout est histoire de distraction : détourner une route, détourner son attention, ou plus exactement la porter ailleurs. Dans ce pays, les relations humaines sont à double tranchant. Ben-Zvi, un ancien président d’Israël dont le portrait trône dans l’ex-bureau de Zvi, en témoigne :
« (…) lui-même et son proche compagnon Ben Gourion considéraient les fellahs et les Bédouins comme des descendants de juifs demeurés fidèles à ce pays, même si, au fil des générations, ils avaient été contraints de changer de religion » (p.93).
Et les personnages eux-mêmes ont des prénoms à double sens ; Shibolèt, l’ancien officier, a un nom signifiant aussi bien épi que flot torrentueux, et la jeune Hanadi au prénom caché porte un nom de fleur et d’épée. Si les contours du tunnel et de la décision prise, évoquée, de le construire, sont flous, la raison s’évade aussi en découvrant les « réfugiés » au sommet de la colline que le tracé de la route militaire devrait obliger à abattre : un père et ses deux enfants vivent là, sans identité, au pied de vestiges nabatéens. Ni Juifs, ni Palestiniens, ils se cachent des autorités car ils n’ont plus de papiers d’identité :
« Pardonnez-moi, qui êtes-vous, Juifs ou non ?
– Des juifs ? s’étonne la jeune fille. Pour quoi faire ?
– Dans ce cas, vous êtes palestiniens… (…)
– Nous l’étions, répond-elle tristement. Dans le passé, nous l’étions, mais nous ne le sommes plus.
– Alors, maintenant, qui êtes-vous ? Juste israéliens ?
– Pas encore, mais peut-être nous serons un jour, peut-être… (…)
– Pour l’instant ? Pour l’instant monsieur nous sommes des Nabatéens, nous sommes redevenus des Nabatéens… » (p.172-173).
Assaël Mimouni, le jeune ingénieur au prénom biblique auquel Zvi Louria s’adjoint, décide alors le contournement. Tous deux présentent à la commission chargée de l’étudier pour en décider le bien-fondé, le projet de tunnel destiné à protéger aussi les grands animaux vivant près du cratère. C’est Louria qui emportera la conviction du président du jury. Comme il sent sa mémoire et sa vigilance décroître, et sans nouvelles de Mimouni et de l’état du projet, Zvi décide de se rendre sur place voir l’état d’avancement des travaux. Convoyé par un éclaireur arabe, Zvi se transporte comme en rêve ou dans une phase de dédoublement, en haut de la colline, pour y trouver le Nabatéen, revêtu d’un uniforme de protection de la nature qui « vise (une) gazelle (un zvi) contemplant les alentours et irradiant tranquillement sa lumière » (p.431), et la tue.
Allégorie donc, portrait d’une société complexe, complexifiée par la place que cherche à prendre la part des choses : qui est le primo occupant de ces terres et qui va anéantir la lumière de l’autre… l’autre soleil ?
« Zvi (…)
– Oui, c’est bien moi, Zvi »
« Louria récupère avec émotion et gratitude son prénom, et la peur le saisit… » (p.430).
Anne Morin
Avraham B. Yehoshua, né en 1936 à Jérusalem, est l’un des chefs de file de la littérature israélienne contemporaine. Ses livres, traduits en vingt-huit langues, lui ont valu de nombreuses récompenses littéraires, notamment le prestigieux Grand Prix de littérature d’Israël pour l’ensemble de son œuvre en 1995. Son roman, Rétrospective (2012) a obtenu le prix Médicis étranger et le Prix du meilleur livre étranger.
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