Le Temps étroit, Michel Passelergue (par François Baillon)
Le Temps étroit, Michel Passelergue Éditions G.R.P 56 pages – 9,15 € Ombres portées, ombres errantes Éditions du Petit Pavé 94 pages – 12 €
L’œuvre de Michel Passelergue, essentiellement poétique, s’étend sur plusieurs décennies. Nous allons nous intéresser ici à deux de ses ouvrages : Le Temps étroit, publié en 2001, et son prolongement (suivant les propres mots de l’auteur), Ombres portées, ombres errantes, publié en 2011.
Un thème, si ce n’est une obsession, les traverse continûment : la mort. La poésie de Michel Passelergue a la substance d’un roc pur, pourvu de surfaces lisses et modelées par l’eau, mais également d’angles coupants qui vous saisissent d’un trait. Il s’agit d’une poésie sèche, brute, qui ne ménage pas ses effets ; bien au contraire, elle cherche à entrer au plus près dans l’instant du départ ultime, de sa sensation, avec tout ce que celle-ci peut contenir de bouleversant et de direct – pour le principal concerné comme pour l’observateur qui semble en état de sidération : « N’oublie pas de brûler ton sommeil, stance après stance, pour mieux carder le regard dans ses dernières fibres. Étoffe de voix perdues, le vent aura déjà lacéré nos chansons d’approche. Va, traverse les pierres. Hante au plus sombre l’atelier du silence. » (p. 37, Ombres portées, ombres errantes) « Sois nuit dans les pierres, voix sourde sous l’herbe, jusqu’à toucher enfin à ta propre transparence. » (p. 85, Ombres portées, ombres errantes).
Un mot emporte visiblement la faveur du poète, au point qu’il se trouve dans le titre d’une partie du second recueil, ainsi que dans le titre d’un carnet publié en 2012 : « inextinguible ». Se révèle alors un paradoxe, ou mieux, une complémentarité : le poète cherche à se rapprocher d’une palpation de la mort, et à ce titre, fait souvent intervenir les matières naturelles et organiques que sont la neige, le sable, les pierres – expression de cette épuration et de cet assèchement monarques d’un figement éternel. Dans les souterrains de la douleur que décide de reconnaître le poète, le but, s’il n’en est qu’un seul, est de tendre vers l’inextinguible, soit vers ce qui dépasse la lumière : ce qui ne s’éteint pas. Mais un tel but est-il encore humain ? « Serre le poing / sur cet instant, / sur ce feu central. / Tous les mots s’enveloppent / du même cri / que tu réprimes. / La nuit gauche est pleine encore / de ses taillis, de ses décombres, / de poussières et d’excroissances. / Souffle avec le sommeil / sur la cendre des images : / tu toucheras à la rive, / tu seras à l’écoute, / en toi-même au vif du sang / comme au délié du sens. / Dans l’inextinguible. » (p. 11, Le Temps étroit) Quelques images glissées dans Le Temps étroit nous guident sur le chemin pris avec Michel Passelergue : les photographies sont de Daniel Passelergue, son frère décédé et à qui est dédié le recueil. Elles nous montrent comme une tentative, une persistance : celle d’une lumière aveuglante résolue à affirmer son emprise sur l’obscurité.
La démarche de l’écrivain est absolue, nette et précise, comme le travail de son art poétique. Une démarche austère, peut-être. Cela serait-il dû à sa formation ? Michel Passelergue fut professeur de mathématiques. Au-delà d’un chant, ce sont des images qu’il nous propose, des images qui se trouvent parfois au bord du surréalisme. Cependant, toute joliesse est écartée et condamnée : la peur et la rage explosent avec clarté, empêchant le moindre recours à la fantaisie. Ce serait le risque d’une incohérence avec l’intention initiale : « Dans ma détresse, j’ai étranglé un dernier bouquet de sang, craché avec grains et caillots quelques paroles exténuées. » (p. 49, Ombres portées, ombres errantes)

Allons plus loin dans notre lecture : la mort, l’expérience de sa proximité (tout du moins, dans la conception que s’engage à en faire Michel Passelergue), est irrémédiablement mêlée, scellée à l’expérience des mots, à leur support. L’expérience de la déflagration, de la disparition est l’expérience poétique, et ne faisant qu’une, toutes deux coulent dans un « temps intérieur ». À moins que la poésie ne soit ce pont tant attendu entre la vie (celui qui reste) et la mort (celui qui part). L’écrivain nous donne quelques aspects de la naissance de sa poésie et, par là même, nous révèle que son regard se porte toujours au-delà de l’obscur, malgré son « ombre portée » sur l’« ombre errante » qu’est devenu le défunt ou la défunte : « Ce jour d’octobre, j’avais eu le désir d’écrire à vif, au plus près du vivant. (…) Malgré tout l’obscur à l’œuvre dans une chambre voisine. Auprès de celle qui avait perdu le goût de vivre, évoquer la naissance, rappeler l’âme à sa source. Des phrases se cherchaient, dans l’acidité du jour décelant un ‘horizon plein de sang’. » (p. 79, Ombres portées, ombres errantes). L’espoir, non peut-être d’un sursaut de vie, mais plutôt de ce qui succède à la vie, longe ces poèmes : « Mais il y a / derrière l’insomnie et ses blessures / une fenêtre. / Et dans l’angle aigu / où se glisse le matin / un temps qui bascule. » (p. 10, Le Temps étroit).
Michel Passelergue, dont la mort a semble-t-il été une source inépuisable pour son art poétique (on peut encore citer son recueil Lontana in sonno, expression empruntée à Pétrarque et qui figure dans Ombres portées, ombres errantes), a passé l’incontournable passerelle le 30 août 2025, à 83 ans.
François Baillon
Michel Passelergue (1942-2025) publie ses premiers poèmes dans les années 1960, chez Pierre Jean Oswald Éditeur. Parallèlement à une carrière de professeur de mathématiques, il intègre la rédaction de la revue Phréatique, de 1980 à 2001, revue qui fait dialoguer poètes, artistes, philosophes et scientifiques. Jusqu’en 2022, année de son dernier ouvrage paru aux Éditions du Petit Pavé, il publie plusieurs recueils chez différents éditeurs. Le fruit de son travail et de son approche poétique, notamment dans son rapport au réel, est présenté dans Le Réel, j’imagine (Éditions de l’Harmattan, 2005). L’exigence de cet écrivain fait que l’acte d’écriture poétique se mêle sans cesse à la vie, plus exactement à sa perte, à l’angoisse qui en résulte, et à une recherche constante de ce qui succède à cette perte : épurée, sa voix transporte des images bouleversées et vise aux ondulations d’un désert à peine né.
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