Le Témoin, Kamala Das (par Patrick Abraham)
Kamala Das, Le Témoin, traduction française du malayalam par Dominique Vitalyos, éditions Syros Jeunesse, 2002, 89 pages (dossier pédagogique inclus), 7,50 euros
Edition: Syros
Kamala Das (1934-2009), fille de Balamani Amma (1909-2004), poétesse célèbre elle-même, est une voix majeure de la littérature indienne contemporaine, connue également sous les noms de Madhavikutty puis de Kamala Surayya après sa conversion à l’islam en 1999. Elle a utilisé aussi bien l’anglais que le malayalam, la langue de l’État du Kerala, dans le sud-ouest de l’Inde, dont elle était originaire.
Le Témoin (Driksaakshi) est une nouvelle écrite en malayalam et publiée en 1973, traduite par Dominique Vitalyos et parue chez Syros Jeunesse en 2002 grâce à Éric Auzoux, mais qui n’est pas réservée à un jeune public. Une première édition française hors-commerce avait été proposée par l’association « Petits Moyens » dans sa collection Intimes étrangères en octobre 1999, imprimée à Auroville Press près de Pondichéry et illustrée avec une photographie de Françoise Nunez.
Le Témoin se lit en moins d’une heure, sans difficultés particulières. Les notes en bas de page sont rares. La brièveté et la simplicité du récit n’altèrent pas son charme. Elles en sont au contraire la cause déterminante tant ce qui est tu, ce qui reste dans l’ombre, prévaut sur ce qui est dit.
Le Témoin nous relate un meurtre, ou plutôt les conséquences d’un meurtre, mais un meurtre vu par un petit garçon de huit ans, Mohan, membre d’une famille kéralaise aisée et de caste royale installée à Bombay. L’intérêt narratif repose donc d’abord, comme dans certaines short stories de James, sur l’écart entre ce que comprend, devine et ressent le personnage principal et ce que nous devinons, ressentons et comprenons.
Le monde de l’enfance est le monde, moins de la vie, de l’attente, de l’espérance de la vie, espérance joyeuse, inquiète et impatiente à la fois. Sa faiblesse et sa dépendance menacent en permanence l’enfant, mais, parce qu’il est dénué de responsabilités et que ses parents le protègent, cette faiblesse et cette dépendance lui permettent d’habiter un lieu magiquement préservé où tout ce qui paraîtra plus tard banal, fastidieux ou effrayant se trouve chargé de mystère. Ce mystère est lié à l’innocence, dont il faudra sortir un jour (en assistant à un crime par exemple), in-nocence ne signifiant pas ici pureté (vieux mythe rousseauiste…) mais incapacité - et par impuissance physique et par ignorance confuse du « mal » - à nuire de façon sérieuse à autrui.
L’enfance de Mohan est nourrie des histoires que lui raconte « Tonton », le raté de la famille puisqu’il occupe un poste d’employé modeste. Elle se nourrit aussi des histoires que le garçonnet se raconte à lui-même. Ainsi, lorsque, caché, il observe le laitier, qui a eu la mauvaise idée de pousser un volet de bois, se faire assassiner par deux trafiquants d’arack (alcool fort à base de sève de cocotier ou jus de canne fermentés), et lorsque, repéré et poursuivi, il doit retourner chez lui en courant, il ne s’angoisse pas outre mesure (l’enfance transforme sans cesse des souris en montagnes et des montagnes en souris) : assimilant les gangsters aux « pirates » qui hantent son imaginaire, il en déduit qu’ils ne peuvent pas avoir envers lui d’intentions malveillantes puisqu’il est résolu à devenir comme eux un « pirate ».
Et il s’angoisse d’autant moins qu’il surprend d’autres conversations dangereuses entre Pandurang, le chef du gang, et Toukkaram, son homme de main (Mohan, dans sa faiblesse et son innocence, est intrépide…), où ceux-ci le désignent en l’appelant « le Témoin » (d’où le titre), qu’il convient d’éliminer au plus vite : or il sait bien qu’il ne se prénomme pas « Témoin », mais Mohan !
La peur naîtra bientôt et le garçonnet échappera de justesse à un destin funeste, que je ne dévoilerai pas pour laisser au lecteur le plaisir de la découverte. L’art de Kamala Das nous tient jusqu’au bout en haleine avec une remarquable économie de moyens. S’adressant à un lectorat indien, elle évite les facilités de la littérature d’exportation. Les personnages sont brossés en quelques traits récurrents : le « chapeau noir » de Pandurang ; les « dents d’or » de Toukkaram ; le rire et les bidis (cigarettes fines de tabac roulé dans une feuille séchée) de « Tonton ». Le décor (la maison et le quartier de Mohan) n’est qu’esquissé. La manière dont « Tonton » tente de dissuader Pandurang (ou le supposé Pandurang), sans le dénoncer à la police, de renoncer à son projet est expédiée dans une réplique de dix lignes.
Dans Le Tour d’écrou de James, on s’en souvient, c’est grâce au journal de la gouvernante que nous entrons dans un univers fantastique, fatal au petit Miles, sans qu’on puisse jamais savoir si les apparitions de l’équivoque Peter Quint et de miss Jessel, l’ancienne gouvernante, que la jeune femme rapporte ont une consistance, si l’on ose dire, en dehors d’elle-même – à l’extérieur de sa conscience troublée.
Il en va de même, à un niveau plus faible d’ambiguïté, avec Le Témoin. La focalisation interne sur Mohan, à la troisième personne du singulier, enveloppe d’étrangeté et d’incertitude ce qui nous est narré. Qu’a vu et entendu, en définitive, le garnement ? Quand il affirme que Toukkaram était au volant du camion qui a failli l’écraser, fait-il un récit exact de l’évènement ou mêle-t-il (continue-t-il à mêler) son monde intérieur au réel ? Et le prétendu « maître d’école » qui lui rend visite à l’hôpital, est-ce « vraiment » le terrible Pandurang ainsi qu’il le déclare à son oncle ?
Comme pour Le Tour d’écrou encore une fois, ou pour La Bête dans la jungle et Le Motif dans le tapis, la phrase ultime ne ferme pas toutes les portes, nous incitant à une plus lente relecture.
Je vais souvent au Kerala. J’y ai été heureux. Stendhal se définissait comme « Milanais » (« Arrigo Beyle, Milanese ») et Montherlant, pendant sa période de voyageur traqué, comme « Algérois ». Je n’irai pas jusqu’à me présenter, lors du Jugement suprême, comme « Malayali », même d’adoption, mais, parfois, j’en ai la tentation. L’atmosphère kéralaise de la famille de Mohan accentue pour moi l’envoûtement provoqué par la nouvelle.
J’y retrouve également des invariants indiens : les laitiers coupent d’eau leur produit ; la vie humaine, surtout pour les humbles et les besogneux, n’a guère de prix ; la justice est sévère et impartiale, personne n’en doute, mais, dans les faits, tout s’avère compliqué et comme on n’a pas une confiance excessive en la police, il est préférable de recourir à des « arrangements » - même avec des hoodlums minables comme Pandurang et Toukkaram.
On regrettera que l’œuvre de Kamala Das soit si chichement disponible en français. Son autobiographie, L’Histoire de ma vie (Ente Katha ; My story : 1973 puis 1976), a cependant été publiée par les éditions Kailash, dans une traduction d’Isabelle Vassard, en 1999.
Patrick Abraham
Pondichéry, Inde
Novembre 2025
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