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Le Secret de René Dorlinde, Pierre Boutang (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 13.02.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais

Le Secret de René Dorlinde, Pierre Boutang, Les Provinciales, mars 2022, 190 pages, 18 €

Le Secret de René Dorlinde, Pierre Boutang (par Gilles Banderier)

 

Ceux qui ne gardent de Pierre Boutang que l’image d’un camelot du roi faisant le coup de poing contre « une meute de gauche » (l’expression est de George Steiner), ceux qui ne connaissent de lui que le polémiste éruptif révélé au grand public en 1987 par les deux émissions d’Océaniques, seront surpris à la lecture du Secret de René Dorlinde. Ce bref roman fut publié en 1947, tandis que George Orwell, sur son île de Jura, travaillait à son chef-d’œuvre et la comparaison n’est pas gratuite. Comme 1984, Le Secret de René Dorlinde est une dystopie politique, mais une dystopie douce, presque proustienne. Même si on devine bien qu’elle existe (parce qu’une dictature ne s’impose et ne se maintient pas autrement), la violence inhérente aux utopies et aux dystopies n’est pas montrée. Il n’y a dans ce roman rien qui évoquerait la salle 101 d’Orwell. En plus de la violence (et ceci en constitue une autre forme), les dictatures et les dystopies se caractérisent par leur rapport au temps : l’idée d’un « sens de l’Histoire », l’avenir qu’elles entendent contrôler en se prétendant immortelles (les hiérarques staliniens, chinois et nord-coréens ont tiré les leçons du tausendjährige Reich qui s’effondra en douze ans) et en imposant leur sceau sur chaque aspect de l’éducation depuis la naissance ; mais également le passé, qu’elles cherchent inlassablement à modifier.

« Le totalitarisme soviétique se révèle le plus extrême non dans ses prétentions sur l’avenir, mais dans les distorsions apportées à ce qui le précède, à l’essentielle intégrité des souvenirs humains », écrivait George Steiner en recensant une biographie de Trotski. L’exercice est difficile, car même Dieu ne peut faire en sorte qu’un événement qui s’est produit n’ait pas eu lieu. À défaut de réaliser ce qui est impossible à Dieu, les dictatures utilisent le levier de la mémoire : les photographies retouchées pour faire disparaître tel favori tombé en disgrâce, la récriture permanente du passé (grandement facilitée par la pente des masses à l’amnésie).

« […] nous nous attachons, au contraire, à limiter le rôle de cette mémoire qui adhère trop aux choses, qui les fait faussement revivre avec leur poids et leur adhérence à l’homme, cette mémoire qui trouble, fait mal et ne sert à rien », écrit le narrateur (p.58).

Dans une France devenue une république populaire à la suite d’une révolution communiste « qui avait ébranlé les fondements de l’homme même et fait surgir des relations entièrement nouvelles » (p.29, une hypothèse qui n’avait rien de farfelu, lorsque Boutang écrivait, en 1944), le narrateur, « un des jeunes nigauds de la transition néo-romantique, entre la Troisième et la Quatrième Guerre mondiale » (p.22) rend visite à René Dorlinde, ci-devant directeur de banque et donc ennemi de classe, passé entre les mailles des purges et désormais considéré comme inoffensif, puisque l’argent n’a plus cours. Dorlinde vit chez sa mère, cloîtrée dans un exil intérieur. Avec moins de panache que le dernier empereur de Byzance sur les remparts, mais avec une volonté également inflexible, elle incarne le monde d’avant qui finira avec elle. Comme le disait un ami du narrateur, « Mme Dorlinde […], ne voyez-vous pas que c’est l’État, avec sa prétention à être plus ancien que l’homme, son inévitable absolutisme, et même son sourire de pitié pour les sujets qu’il asservit : c’est bien cela, Mme Dorlinde c’est l’histoire, le prestige historique contre l’homme et sa réelle liberté » (p.36). Elle est tolérée par les autorités comme l’est une peuplade primitive dans sa réserve. Serait-il digne pour un régime dictatorial d’avoir peur d’une vieille dame solitaire qui mourra bientôt, comme mourront les individus ayant connu un monde où les joujoux technologiques n’existaient pas, un monde sans l’Internet ni les téléphones portables, sans les big data et la surveillance généralisée, acceptée, désirée au fond ?

Mais, comme Winston Smith, avec qui la comparaison est inévitable, René Dorlinde écrivait. Ses nouvelles et ses poèmes, qui figurent après le roman, sont une manière de faire durer le monde d’avant. Comme sa mère, il s’est replié sur ses paysages intérieurs, peut-être afin de préparer d’improbables renaissances, à commencer par celle de la langue : « Il n’est pas interdit, au demeurant, d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies » (p.21). On pourrait croire qu’il s’agit d’un combat d’arrière-garde, de nostalgiques d’une pureté perdue, mais l’exemple de l’hébreu ressuscité prouve le caractère cardinal de cet îlot de résistance. L’appauvrissement du langage est soit un prolégomène à l’asservissement d’un peuple, soit en forme une conséquence. Dans ces pages d’une érudition moins écrasante que celle du Purgatoire, admirablement réimprimé par le même éditeur, Dorlinde-Boutang écrit une langue de bon aloi, au sens étymologique, c’est-à-dire où chaque mot pèse son vrai et juste poids, son poids de mémoire, précisément parce qu’il est souvent proche de son origine.

 

Gilles Banderier

 

Pierre Boutang (1916-1998), philosophe, théoricien politique et romancier, succéda à Emmanuel Levinas à la chaire de métaphysique de la Sorbonne.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).