Le Portrait de Jennie, Robert Nathan (par François Baillon)
Le Portrait de Jennie, Robert Nathan, Editions Joëlle Losfeld, 2000, trad. anglais (USA) Germaine Delamain, 144 pages, 5,10 €
Edition: Joelle Losfeld
Un passage de ce livre résume la quête, somme toute absolutiste, de son personnage principal : « N’existe-t-il peut-être qu’une seule âme entre toutes – entre toutes celles qui ont vécu, à travers les nouvelles générations, d’un bout du monde à l’autre – et qui doit nous aimer ou mourir ? Que nous devons aimer à notre tour, que nous devons espérer toute notre vie, aveuglément, avec nostalgie, jusqu’à la fin » (p.92).
Eben Adams est un peintre de vingt-huit ans, qui vit dans un profond dénuement. Nous sommes en 1938 : New York est une ville qui résiste durement au talent d’Eben. Celui-ci ne parvient pas à vendre les toiles qu’il compose et il s’interroge, les déceptions répétées le plongeant dans un très grand désarroi. La « faim » qu’il a de s’accomplir est, cependant, plus dévorante que la faim du corps elle-même ou que le froid. Un soir de cet hiver-là, revenant d’une journée à nouveau stérile, il erre dans ce qu’il appelle « le Mail », tout à fait déserté :
« Les bruits de la ville, assourdis et lointains, semblaient me parvenir d’une autre époque, de quelque part dans le passé, comme un rappel de bruits d’été, d’abeilles, dans un pré. Je continuais à marcher, semblait-il, sous les tranquilles arcades d’un rêve. Mon corps me paraissait léger, sans poids, fait de l’air du soir » (p.9).
Il finit par croiser là une petite fille, s’étonnant de la voir jouer seule dans cet endroit, alors que la brume y est dense et que les conditions extérieures n’ont a priori rien de favorable pour qu’une enfant s’y trouve encore. Une conversation va ainsi s’engager.
Lorsque un peu plus tard, Eben se rend chez un galeriste pour vendre son travail, sa tentative est de nouveau infructueuse… jusqu’à ce que le galeriste, Mr Mathew, remarque une esquisse qu’il a faite de Jennie, l’enfant rencontrée quelques jours plus tôt dans le parc. Il en est hypnotisé, avançant rapidement l’argument d’une singularité. De fil en aiguille, il aboutit à la demande d’un portrait de la toute jeune fille, ce qui ne se révélera pas une mince affaire : Eben Adams n’a aucune prise sur les éléments entourant la vie de Jennie Appleton, qui lui fait parfois la surprise de débarquer directement chez lui. Plus déconcertant encore : la petite fille a l’air de grandir vite, très vite, au long de ces entrevues irrégulières et néanmoins resserrées dans une poignée de semaines. Le portrait lui-même évoluera en fonction du changement de Jennie, tant physiquement que spirituellement. Mais il semble bien qu’elle soit de nature à lui porter chance : un restaurateur lui a fait commande, parallèlement, d’une fresque pour un mur de son établissement, lui offrant tous ses repas durant le temps de cette élaboration.
Si nous sommes bien dans un roman fantastique, en raison de l’évolution anormalement rapide du personnage de Jennie, c’est pourtant le seul élément qui ferait entrer cette œuvre dans cette catégorie. L’enjeu principal est d’ordre spirituel et passe, donc, par la réalisation d’un portrait, destiné à être modifié, l’on pourrait dire à se mouvoir, au gré de la vie changeante de son modèle. Ainsi, Eben Adams ne se rencontre pas seulement lui-même en tant qu’artiste, il rencontre une autre âme, liée à lui par des cordons imperceptibles. Un défi est lancé envers le passage du temps, envers son écoulement : dans l’ordre de l’état humain, ce défi est évidemment impossible à relever.
Cependant, le roman ne fait que souligner combien la quête artistique, tendue vers son plus haut niveau, n’est pas autre chose qu’une voie spirituelle et a pour but – peut-être – de nous conduire vers l’Autre, une sorte de véritable élu(e) du cœur, au-delà des seuils charpentés par le temps. La quête artistique veut s’imposer dans une durabilité qui échappe, de toute façon, à la volonté de l’homme. Ainsi, jusqu’à quel point un tel but est-il une chimère ? Car, en définitive – c’est en cela que semble nous immerger ce livre –, toute consacrée à cette quête, la volonté de l’homme, même capable de braver de nombreux obstacles, doit s’incliner : « Il se peut qu’en ce monde nous ne soyons pas suffisamment reconnaissants de notre ignorance et de notre innocence. (…) nous ne croyons pas réellement qu’il y ait un mystère, ni qu’en nous l’expliquant nous pourrions ne pas le comprendre. Peut-être est-ce parce que, somme toute, nous ne croyons pas vraiment à Dieu. Au fond de nos cœurs, nous sommes convaincus que ceci est notre monde et non pas le Sien. (…) nous avons été créés stupides, innocents et ignorants ; et c’est cette ignorance seule qui rend notre vie en ce monde possible, confortable au milieu de ses mystères. (…) c’est l’ignorance qui fait que chacun de nos actes nous apparaît comme neuf, le résultat d’un exercice de la volonté. Sans cette ignorance nous péririons de terreur, glacés et immobiles (…) » (p.82).
L’atmosphère de ce roman est telle qu’il se rapproche davantage du poème que du livre fantastique. L’itinéraire d’Eben Adams n’en est pas moins concret à bien des moments, et les éléments naturels, d’ailleurs, s’en mêlent : à ce titre, les dernières scènes du roman sont assez éblouissantes dans leur description.
Publié en 1940, cet ouvrage a été un succès aux Etats-Unis et a apporté la notoriété à son auteur, Robert Nathan. Cette traduction française a connu sa première publication en 1947 (une édition rarissime à trouver). Dans tous les cas, cette découverte nous laisse à penser que sans doute bien des romans, pas autrement révolutionnaires, et pourtant dotés d’une grande qualité stylistique et narrative, supérieurs à bien d’autres, sont un peu vite oubliés, négligés, laissés de côté. Faisant partie de la plus récente édition française, la préface de Robin Cook, datant de 1988, évoque Le Portrait de Jennie admirablement et avec justesse.
François Baillon
Après avoir étudié à Harvard, Robert Nathan (1894-1985) travailla dans la publicité, mais réussit à consacrer du temps à l’écriture. Il finit par devenir pleinement un écrivain, à la fois en tant que romancier, poète, dramaturge et scénariste. Le Portrait de Jennie (Portrait of Jennie) reste son plus important succès. A ce jour, il existe très peu de traductions françaises de ses œuvres.
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