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Le manifeste de ma langue

Ecrit par Kamel Daoud le 19.09.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Le manifeste de ma langue

 

Prenez une langue et jetez la dans la rue (pour paraphraser Mao), elle deviendra vivante. Enfermez-la dans un livre et un temple, elle meurt et tue les gens autour d’elle. Prenez une langue, ajoutez lui une armée et un Pouvoir, elle devient une langue officielle. Ajoutez lui une religion ou un prophète, elle devient langue sacrée.

C’est vous dire l’essentiel : ce qui vous disent que l’algérien comme langue du pays n’existe pas, vous disent simplement que vous n’existez pas : on enlève le droit de répondre à un peuple quand on lui enlève sa langue, qu’on la ridiculise, qu’on la réduise à la marge et à l’étable et au langage des serfs. On enlève à un peuple le droit sur sa terre quand on lui impose une langue qui lui impose le silence. Si on vous dit que l’arabe est une langue supérieure, c’est qu’on vous inculque l’idée que vous êtes un être inférieur.

Aujourd’hui en Algérie deux castes parlent arabe, langue morte, aux Algériens, peuple vivant : les élites politiques et les élites religieuses. Les deux puisant dans la sacralité, l’argument de leur légitimité. Comme les prêtres et les rois des moyen-âge de l’Occident. Du coup, ceux qui s’élèvent contre eux, s’élèvent contre les martyrs et contre Dieu. Ceux qui disent que l’arabe est une langue morte, menacent la domination de la caste et ses intérêts.

Ceux qui vous disent que l’algérien comme langue n’existe pas, s’imposent comme intermédiaires entre vous et l’Algérie et entre vous et Dieu. Ils gagnent leur argent grâce à une langue morte. Enlevez-leur cette langue et ils se révéleront inutiles, imposteurs, spoliateurs. Ils mourront de chômage et de colère.

Ceux qui vous disent que cette langue est une variante de l’arabe, pensent que eux-mêmes sont un produit dérivé de l’Arabie saoudite. Ils vivent en Algérie, mangent en Algérie, meurent en Algérie mais disent que l’algérien n’existe pas et que l’Arabie saoudite est leur patrie d’origine. Libre à eux, mais qu’ils y aillent.

L’arabe est une langue de colonisation. On peut coloniser en prenant de force la terre ou en prenant de force la bouche et l’esprit. C’est aussi le signe d’une colonisation réussie : aujourd’hui, des siècles après, le colonisé revendique la colonisation comme « œuvre positive » et l’arabe mort est sa preuve. Il se confond avec le colonisateur, sa langue, réclame sa généalogie et explique qu’il est l’arabe par l’arabe colonisateur, que ceux qui le nient sont des étrangers sur leurs terres ! Frantz Fanon le décrit bien : peau noire masque blanc. Langue algérienne, masques arabes.

Ceux qui vous disent que l’algérien n’existe pas parce que l’algérois, le sétifien et l’oranais sont différents, renvoyez-les aux livres d’histoire : Le français au 14ème siècle était un langage de gueux et de voleurs de routes et de plèbes crasses. Il a suffit d’un roi et d’une académie pour qu’il devienne lumière et renaissance puis puissance et Etat. Ils ne sont pas mieux que nous.

Ceux qui vous disent que c’est une langue qui puise dans d’autres langues, dites-leur que c’est le propre des langues vivantes. Ce sont les langues mortes qui se réclament de la pureté, les langues vivantes se réclament, elles, de l’échange. L’arabe n’est pas tombé du ciel mais est né des croisements entre routes, marchands et voyageurs : hébreux, araméen, syriaque…etc.

Ceux qui vous disent que l’algérien n’est pas suffisamment riche pour devenir une langue qui manœuvre le monde, répondez ce qu’a répondu Abou El Ara’ El Maâri, auteur de « l’épitre du pardon », le poète aveugle, à propos de sa poésie qu’il a voulu concurrente du Coran : « laissez les cœurs la polir pendant quelques siècles et vous verrez ». Une langue n’est pauvre que lorsque son peuple manque de confiance en lui-même et se prend pour un autre. C’est alors qu’il se regarde d’en haut, avec mépris, et malheur et que sa langue fait retomber le centre du monde dans d’autres mains que les siens.

L’auteur l’a toujours pensé : je ne suis le maghrébin de personne. « Maghreb » est la banlieue d’un Machrek qui s’est déclaré mon lieu de naissance alors que c’est mon lieu de mort. Il se traite comme centre du monde et moi comme sa marge. Le centre du monde revient à un peuple quand ce peuple traite sa langue comme la langue du monde.

On ne peut posséder le monde que lorsque l’on possède sa propre langue.

C’est quand un peuple parle sa langue et l’honore, qu’il honore ses ancêtres et maîtrise sa terre, ses vents, ses sens et ses destins et ses récoltes. Voyez l’histoire : à chaque fois qu’un  peuple veut dominer le monde, il déclare d’abord et surtout que sa langue est pure, qu’elle est la sienne et l’épouse par tous les sons : les Turcs ont ainsi fait, les israéliens, les arabes…etc. C’est alors que naîtront nos Goethe et nos lettres et que nous inventeront des machines et des chants et que nous deviendront le nombril de la création parce que nous serons le centre de notre univers.

Ceux qui vous disent que cette langue ne ressemble pas à une langue, dites-leur que heureusement : elle est algérienne comme les siens et que sa différence est son identité ! Ceux qui vous disent « comment l’écrire ? » dites-leur « qu’importe ! » : le sens n’est pas dans l’encre mais l’âme.

Celui qui vous dit que jamais cela n’arrivera, dites-lui qu’il a le passé pour lui alors que vous, vous avez l’avenir qui attend. Ceux qui vous disent « par quoi commencer ? », dites par un chant, un raï, une académie, une acceptation de soi.

En Algérie, l’essentiel parle en algérien : le peuple, l’argent, les publicités, l’amour et la colère. Le reste est donc artifice : l’ENTV, Bouteflika, le régime, les imams, les « assimilés », les islamistes. Tous ceux qui veulent que l’Algérie s’enrichisse, s’aime ou s’en sorte, parlent en algérien. Tous ceux qui veulent la posséder, la voler, la détruire, la nier ou lui marcher dessus, parlent en arabe classique. Ils sont une minorité dominante. L’algérien est une majorité dominée. Pour le moment.

Quand on vous dit que c’est un dialecte, c’est qu’on vous dit que vous n’êtes pas citoyen. Que vous êtes une plèbe, pas un peuple. On dit « la langue de la plèbe », « Darijate el 3ama ». Ceux qui le disent se prennent pour l’élite, « El Khassa ».

Sur mon passeport est écrit « algérien » en nationalité. Et dans ma bouche, je parle en algérien à ma mère, à la femme aimée et à mes enfants. Que m’importe les névrosés : ils finiront par disparaître et moi je serai toujours là, par le biais de mes enfants. Eux défendent les cadavres et moi les nouveau-nés. La preuve ? Dites que vous défendez l’algérien comme langue et vous verrez se lever les imams, les colonisés, les aliénés de Okba ibn Nafi, les religieux, les rentiers, et tous ceux qui ont honte d’eux-mêmes et des leurs. Leur colère est ma preuve.

Je ne suis pas adepte de la honte de soi et du déni de ma langue. Je parle algérien. L’arabité, elle m’appartient (comme culture et œuvres) mais je ne lui appartiens pas.

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015