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Le Maître du Talmud, Éliette Abécassis (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 07.03.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Roman

Le Maître du Talmud, février 2018, 360 pages, 22 €

Ecrivain(s): Eliette Abécassis Edition: Albin Michel

Le Maître du Talmud, Éliette Abécassis (par Gilles Banderier)

 

« Le peuple juif a créé le Talmud et le Talmud a créé le peuple juif », disait le rabbin Adin Steinsaltz, qui a fait plus que tout autre pour que ce livre infini devienne accessible à l’humanité entière. Il existe un miracle du Talmud : que cet ouvrage nous soit parvenu, même incomplet (il en manque près de la moitié et les traités disparus paraissent avoir été perdus de bonne heure), relève du prodige, compte tenu des efforts qui furent déployés pour le faire disparaître. Le parallèle avec le peuple juif est évident et lumineux. Durant des siècles, certains traités ne survécurent qu’en un seul exemplaire manuscrit, à la merci des hommes, des animaux ou des éléments.

Le nouveau roman d’Éliette Abécassis plonge son lecteur dans un de ces moments paroxystiques et s’inspire de faits avérés. Une fois n’est pas coutume, la menace venait des rangs mêmes du judaïsme, en la personne d’un certain Nicolas Donin, un Juif qui refusait l’autorité du Talmud, se convertit au christianisme, écrivit au Pape pour accuser ses anciens coreligionnaires d’étudier un livre (le Talmud) qui blasphémait le Christ et la Vierge. Le Pape demanda au roi de France d’éclaircir ce point.

Saint Louis organisa une controverse publique opposant le rabbin Yéhiel de Paris à Nicolas Donin. Rien n’indique que ce dernier ait été un esprit brillant, de quelque religion qu’il se réclamât, et il fut assisté par les « plus grands théologiens chrétiens, Gauthier Cornu, archevêque de Sens, Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris et Eudes de Châteauroux, chancelier de l’université », p.179 (qui les considérerait encore comme tels ?). Dès qu’il y avait un mauvais coup à faire, l’Université de Paris n’était pas loin. En ce qui le concerne, le roi était juge et partie. Cette controverse permit de légitimer une décision sans doute prise par avance : la destruction de tous les manuscrits du Talmud qu’on pût trouver. Ce fut la fin de la brillante école talmudique française, incarnée par le vigneron champenois Rachi et ses disciples (comme Moïse de Coucy, qui avait participé à la dispute).

On sait peu de choses au sujet de Nicolas Donin, personnage peu sympathique, tant au point de vue juif que du point de vue chrétien. Éliette Abécassis en fait un qaraïte, un membre de cette secte juive refusant l’autorité de la Loi orale (à la différence des Juifs d’Éthiopie, découverts au XVIIIe siècle, qui, eux, ignoraient le Talmud parce qu’ils n’en avaient jamais entendu parler). On a suggéré que les qaraïtes (qui sont à peu près l’équivalent des protestants à l’intérieur du christianisme) pourraient être les descendants de la secte établie à Qumrân. Y eut-il des qaraïtes en France au XIIIe siècle ? Nicolas Donin en fit-il partie ? Là intervient la souveraine liberté du romancier. Nous ignorons ce qui a motivé Donin dans sa trajectoire destructrice : désir d’attirer l’attention sur lui ? manifestation médiévale de la jüdischer Selbsthass dont on a voulu faire (à tort) un trait caractéristique ? Nous ne savons qu’une chose : un mauvais Juif ne fera jamais un bon chrétien et il ne semble pas que l’Église ait gagné quoi que ce soit à s’agréger Nicolas Donin.

Le Maître du Talmud est un roman historique, c’est-à-dire une élaboration fictive (qui entretient évidemment des liens avec l’ici et le maintenant) à partir d’événements réels. Le meurtre d’un nourrisson, dont le corps est retrouvé enveloppé d’un linge portant une référence talmudique (Yoma 37 b – signalons ici un anachronisme : le daf, le folio talmudique, tel que nous le connaissons aujourd’hui, ne s’est imposé que bien après l’édition de Daniel Bomberg. Aucun des Richonim, lorsqu’il cite le Talmud, ne donne de référence aussi précise) réveille les fantasmes accusatoires de meurtre rituel. Compte tenu de ce qui s’est produit ces dernières années, depuis le meurtre sauvage d’Ilan Halimi, ce cri du cœur poussé par un Juif du XIIIe siècle (« La France était notre pays ! Nous y étions nés, nos parents, les parents de nos parents. C’était notre langue, notre culture, notre façon de penser et notre façon d’être », p.35-36) rend un son « contemporain » et renvoie à Alyah (2015). D’autres nuages s’accumulent aujourd’hui au-dessus des Juifs de France et l’Église n’y est plus pour rien. Dans un registre plus anecdotique (encore que…), les discussions autour du divorce (p.58) n’ont pas perdu de leur actualité.

Éliette Abécassis n’a pas construit son roman selon un manichéisme simpliste, en opposant les gentils Juifs aux méchants chrétiens. Elle rappelle que, de tous temps, des chrétiens s’intéressèrent au judaïsme et protégèrent les Juifs, fût-ce contre leurs propres coreligionnaires (voir le premier article du concile de Tours, 10 juin 1236 : « Nous défendons étroitement aux Croisés et aux autres chrétiens, de tuer ou battre les Juifs, leur ôter leurs biens ou leur faire quelque autre tort, puisque l’Église les souffre, ne voulant point la mort du pécheur, mais sa conversion », Dictionnaire portatif des conciles, Paris, Didot, 1758, p.485-486). Bien que cela ne soit pas son but, le roman contient des remarques pouvant illustrer une introduction au Talmud (« Il me faisait rencontrer des maîtres, morts et vivants, qui m’ouvraient à des pensées insondables, me permettaient de comprendre le monde et d’approcher non pas la vérité, mais au contraire l’infini des possibles », p.50. N’est-ce pas une belle définition ?), lequel forme pour ainsi dire un personnage du roman : un livre pour lequel on tue, un livre qui s’empare de l’esprit de ceux qui l’étudient : « Le Talmud valait-il la peine qu’on risque sa vie pour lui ? Soudain, une pensée me traversa l’esprit : c’était le Talmud qui avait changé Nicolas Donin, et qui l’avait rendu fou de haine » (p.173). Derrière cette remarque se profile la question de l’interprétation d’un autre livre sacré (qui n’est pas le Talmud) : peut-on y abroger ce qui relève de l’inhumain ?

 

Gilles Banderier

 


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A propos de l'écrivain

Eliette Abécassis

 

Éliette Abécassis est née à Strasbourg dans une famille juive orthodoxe marocaine. Son père enseigne la philosophie et est un penseur renommé du judaïsme. Élève de l’École normale supérieure, agrégée de philosophie, elle enseigne aussi la philosophie à la faculté de Caen. Pour son premier roman, Qumran, elle ne s’est pas contentée de ses connaissances préalables sur le monde hébreu, elle a poussé ses recherches jusqu’en Israël, à Jérusalem, à Qumran et est allée aussi aux États-Unis afin d’obtenir le plus de renseignements possibles. Les recherches auront duré trois années. Les principales maisons d’édition refusent le manuscrit, jusqu’à ce que Ramsay accepte avec enthousiasme. Qumran sort en 1996 et obtient un vrai succès. Il est traduit en dix-huit langues. En 1997, elle enseigne la philosophie à Caen et publie L’Or et la cendre, aux éditions Ramsay. En 1998, elle écrit un essai sur le Mal et l’origine philosophique de l’homicide : Petite Métaphysique du meurtre aux PUF. En septembre 2000, elle publie chez Albin Michel La Répudiée, pour lequel elle reçoit le Prix des écrivains croyants en 2001. Ce roman s’inspire du scénario qu’elle a écrit pour le film Kadosh du réalisateur israélien Amos Gitaï. En 2001, Le Trésor du temple relate la suite de Qumran sur les traces des Templiers. La même année, elle réalise le court-métrage La nuit de noces dont le scénario est coécrit avec Gérard Brach. En 2002 paraît le roman Mon père, qui raconte la remise en cause d’une relation père-fille idyllique, tandis que Qumran est adapté en bande dessinée par Gémine et Makyo. En 2003, son roman Clandestin raconte l’histoire d’un amour impossible. En 2004, paraît le dernier volet de Qumran, La dernière tribu. En 2005, avec son roman Un heureux événement, Éliette Abécassis aborde le thème de la maternité. Elle réalise également le documentaire-fiction Tel Aviv la vie, avec Tiffany Tavernier. En 2009, elle publie le roman Sépharade. En 2011, elle publie Et te voici permise à tout homme. En 2013, elle publie Le Palimpseste d’Archimède.

 

Œuvres :

Qumran, 1996

L’Or et la cendre, 1997

Petite Métaphysique du meurtre, 1998

La Répudiée, 2000

Le Trésor du temple, 2001

Mon père, 2002

Clandestin, 2003

La Dernière Tribu, 2004

Un heureux événement, 2005

Le Corset invisible, 2007

Le Livre des Passeurs, 2007 (Avec Armand Abécassis)

Mère et fille, un roman, 2008

Sépharade, 2009. Prix Alberto Benveniste 2010.

Le Messager, 2009 (Avec Mark Crick)

Une affaire conjugale, 2010

Et te voici permise à tout homme, 2011

Le Palimpseste d’Archimède, 2013

Un secret du docteur Freud, 2014

 

Participation :

La Rencontre, collectif, recueil de nouvelles, Éditions Prisma, 2010. Participation aux côtés de Marek Halter, Camilla Läckberg, Didier van Cauwelaert, Claudie Gallay et Agnès Desarthe.

 

Condition féminine :

Elle a écrit des livres et des articles sur la condition féminine, qu’elle défend au sein de plusieurs associations, comme Le corset invisible, en 2007, avec Caroline Bongrand.

 

Littérature jeunesse :

Elle a également publié une série de livres pour enfants, T’es plus ma maman, Je ne veux pas dormir, Il a tout et moi j’ai rien, Astalik fait ses courses et Je ne veux pas aller à l’école.

 

Cinéma :

En tant que réalisatrice :

2001 : La nuit de noces, un court métrage de 12 minutes avec Samuel Le Bihan et Isild Le Besco

2007 : Tel Aviv la vie réalisé avec Tiffany Tavernier

Cinéma :

En tant que scénariste :

1999 : Kadosh de Amos Gitaï

Adaptations cinématographiques de son œuvre :

2011 : Un heureux événement de Rémi Bezançon

 

Musique

Elle est parolière, notamment pour le groupe de rock français Debout sur le zinc, et également, pour Enrico Macias, pour lequel elle a écrit la chanson Sépharade.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).