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Le Jardin de derrière (4)

Ecrit par Ivanne Rialland 03.12.14 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (4)

 

Où Georges rencontre le maire

 

De bon matin, ce lundi, Georges se rendait donc à la mairie pour y obtenir les autorisations nécessaires. Il avait eu, plus tôt encore, une conversation téléphonique avec sa femme. Hélène n’avait pas réussi à dissiper tout son enthousiasme.

– Enfin, Georges, avait-elle soupiré…

– Ça ne sera pas un gros chantier. Quelques semaines, à peine. Pierre m’aidera pendant les vacances.

– Et la maison, tu y penses ? Ton truc n’est quand même pas la priorité.

– J’y pense à la maison. Je ne pense qu’à ça : j’y vis, figure-toi. Et je n’ai rien d’autre à faire que ça, tout seul : penser à la maison.

– Est-ce que c’est ma faute, peut-être ? La maison, c’est ton idée. Je ne peux quand même pas passer ma vie dans le train. Déjà que je travaille comme une dingue.

– C’est un reproche ?

– Mais bien sûr que non ! Je dis juste que cette maison a sans doute une très jolie vue, mais qu’elle est sombre, qu’elle est humide, et qu’elle a besoin d’un bon coup de peinture. Et aussi de meubles, ni moisis, ni branlants.

– Je m’en occupe, je te dis. Ça n’empêche pas.

– Ça n’empêche pas de défoncer une route et de creuser des trous, c’est ça ? Fais ce que tu veux après tout, en essayant de ne pas te faire haïr des voisins.

Nouveau soupir, nuancé d’amusement. Une pause. Hélène reprend :

– N’oublie pas que les enfants arrivent jeudi.

– Et toi ?

– Dimanche. Désolée. Je ne peux pas faire mieux : je suis en plein bouclage.

Hélène était rédactrice en chef d’un magazine chrétien pour la jeunesse. Fille unique de soixante-huitards, chrétiens de gauche tiers-mondistes, elle n’allait jamais à la messe, mais croyait. Chrétienne non pratiquante comme elle était écolo non pratiquante, la taquinait Georges, lorsqu’elle se trompait encore une fois de bac de tri. Elle s’était pourtant lancée dans un élevage de vers de terre sur le balcon, pour le compost, et Georges, devant l’invasion des mouches, avait essayé pendant des mois de lui démontrer que le compost était bien mieux à sa place à la campagne où il y avait déjà tous les vers de terre qu’il fallait, sans résultat à ce jour. Hélène bardait l’appartement d’autocollants antimouches, arrosait consciencieusement ses plantes en pot avec le jus noir produit par ses vers de terre et n’hésitait pas à en apporter à la famille et aux amis. Malgré tout, elle n’était pas prête encore à abandonner leur appartement parisien. Mais elle viendrait dimanche. C’était déjà ça. Ensuite elle reviendrait, elle s’habituerait, elle aimerait ça, et un beau jour, brusquement, elle trouverait une solution pour faire son travail depuis l’Yonne et s’installerait. Elle pourrait faire un beau tas de compost avec des tas de vers de terre. Il était même prêt à sacrifier aux épluchures de pommes et aux vieilles salades une des rares plates-bandes du jardin de derrière, si Hélène jugeait que le pré était trop loin.

À 9h15, Georges arrivait devant la mairie. Le maire n’était pas là, lui apprit la secrétaire, ou du moins celle qu’il supposa telle, rencontrée au cours de son errance dans les bureaux vides de la mairie. Il serait là à 15 heures. D’ici là, le maire, agriculteur, était à sa ferme, et il ne valait mieux pas le déranger.

Au retour comme à l’aller, les pas de Georges résonnèrent sur le parquet vitrifié de la mairie déserte.

Revenu chez lui, il n’entra pas dans la maison. Il monta aussitôt dans sa voiture, démarra et prit la route sur sa droite. Il se dirigea vers la ZAC d’Avallon où il avait repéré un Bricorama. La campagne autour du village était très belle, vallonnée, d’un vert intense. Les maisons de pierre grise donnaient au paysage des allures celtiques que démentait la couleur chaude des églises romanes. Et puis, au bout d’un champ où le blé balançait ses épis verts, ce fut la ZAC. Elle ne sortit pas brusquement du sol – le terme convenait mal, d’ailleurs, à cet environnement extra plat – elle s’annonça par des entrepôts perdus dans les champs, des jachères, des enclos bétonnés où les engins agricoles attendaient sagement alignés un acquéreur. Mais personne ne venait pour le tracteur rouge ou la moissonneuse jaune vif, personne ne semblait veiller sur eux, et leur abandon donnait à ces machines travailleuses l’air gai de vacanciers en partance.

Ensuite, on entrait dans la ZAC. On l’abordait par deux ronds-points successifs, le premier presque champêtre malgré les grandes pancartes bleues indiquant l’autoroute, le deuxième sorte de manège enchanté entouré des façades rutilantes de Mac Donald et de Buffalo Grill dont les emblèmes se déployaient fièrement en haut de mâts d’acier. En ce lundi matin, les deux ronds-points étaient déserts. Quelques voitures seulement sur le parking de Mac Donald, un poids lourd qui passait au loin, des silhouettes solitaires derrière les vitres du fast-food.

Sur la route, à partir de là, les entrepôts se succédaient à un rythme rapide, la tôle peinte de couleur vive, les raies blanches des parkings au sol. Fasciné, Georges ne reconnut l’enseigne du Bricorama que trop tard, rata l’entrée du parking, entra sur celui d’Auchan pour tenter un demi-tour. Impossible de sortir du côté du Bricorama : il dut revenir en arrière, se réengager dans le rond-point, reprendre la route, cette fois attentif aux panneaux, aux pancartes, aux flèches, au marquage au sol et aux drapeaux flottant dans l’air, pour tourner à temps, entrer dans le bon parking, scruter les bandes blanches, se garer un peu de travers, mais se garer, pour s’approcher, à pied, de l’abri à chariots, trouver une pièce d’un euro dans la poche de sa veste et puis, clac, saisir le chariot bleu, rouler, les portes automatiques s’ouvrent, schuss, une bouffée d’air glacé le saisit au visage, ses tennis glissent un peu sur le dallage. Le Bricorama était assez sombre, bien plus sombre en tout cas que les grandes surfaces alimentaires. Peut-être était-ce dû au bleu des étagères métalliques, ou au gris rugueux des murs et des plafonds. Ce n’était pas désagréable, cette impression d’être en sous-sol au milieu des perceuses et des boîtes de vis, ni cette fraîcheur de cave qui le faisait remonter son col. Il tâcha de s’orienter, et se dirigea vers le rayon peinture.

Il prit de la peinture blanche pour le couloir, de la peinture spécial cuisine pour le coin cuisine, blanche également. Le reste de la pièce principale était tapissé de papier peint, qu’il faudrait refaire : sans parler des motifs vieillots, il était tout décollé par l’humidité. Il faudrait sans doute d’abord assainir le mur, puis peut-être poser du papier à peindre, et encore du blanc, pour éclairer la pièce. Il verrait ça avec Hélène dimanche. Et il faudrait demander aux enfants, pour la couleur de leurs chambres. Il acheta encore des plinthes pour le couloir, un gros déshumidificateur d’air et, à la réflexion, un plus petit pour leur chambre, qui donnait sur le jardin de derrière. Il compléta son outillage de peintre en s’achetant un rouleau neuf, et chercha un produit spécial tommettes, qui pourrait les désencrasser. Il en prit un autre pour les faire briller, et fit rouler son chariot vers les caisses. Deux seulement étaient ouvertes, et il n’y avait presque personne, juste un vieux avec une boîte de clous à la main et un homme plus jeune, avec un pantalon maculé de plâtre et un pull col camionneur, qui poussait un chariot rempli de pots de peinture.

Georges reprit la route, le coffre plein. Il commencerait par le couloir : il suffisait de poncer, de poser les plinthes, un coup de peinture, et c’était bon. Ce serait fini bien avant l’arrivée des enfants. Avec le sentiment du devoir accompli, son esprit se mit à vagabonder du côté de la grange.

Le volume était immense : en la désencombrant, il y aurait la place pour deux voitures. Il fixerait au mur des râteliers à vélo, stockerait du bois et dans le renfoncement, au fond, sous le grenier à foin, il pourrait ménager un espace de répétition pour le groupe de son fils. Il faudrait refaire le revêtement des murs, insonoriser, c’était probablement très faisable. En haut, peut-être un bureau, ou un billard, ou même une chambre, pour l’été, qu’on pourrait louer à des touristes, dans le genre retour à la ferme. Ou qu’il pourrait occuper avec Hélène… Dans ce cas, la batterie de Pierre… Georges était sorti de la voiture et, méditant toujours, il était entré dans la grange. Il regardait autour de lui. Les gamins de l’association auraient de quoi faire. Accotés à un vieux pick-up sans pneus, quatre ou cinq sacs de ciment de cinquante kilos. À terre, du bois de charpente, à moitié enseveli sous un tas de tuiles écroulé. Des tuiles cassées un peu partout, des parpaings, un sac de sable, des outils, plus ou moins rouillés, six étaux en fonte dans un recoin, un vélo tordu, des boulets de charbon sous une bâche et tout au fond, derrière les tuiles, ô surprise, dix buses rangées en pyramide. S’il cherchait bien, il finirait peut-être par trouver les pièces de la turbine. Il se demanda de nouveau pourquoi les travaux avaient été interrompus : un refus du maire ? La maladie, la vieillesse ? Un renoncement face à l’ampleur des travaux, la lassitude, la découverte soudaine d’une nouvelle marotte, la pêche ou l’observation des oiseaux ? En tout cas le type était suffisamment motivé pour enterrer toutes ces buses et bétonner le sol par-dessus. Si Georges avait bien compté les buses dans le tunnel, il avait décidé de creuser au plus court en passant sous la maison : là, il ne s’agissait pas seulement de creuser des tranchées, poser la buse et reboucher mais de forer un tunnel. Georges haussa les épaules. Pourquoi imaginer que tout ça était l’œuvre d’un homme seul ? Il y avait peut-être eu une dizaine d’ouvriers, qui avaient creusé ça en un rien de temps, avec des pelleteuses et des treuils pour descendre les buses. Et pas un type avec un vieux pick-up et une pelle. Il regarda sa montre : 12h30. Il n’avait même pas de quoi déjeuner dans le frigo. L’épicerie du village étant fermée, il dut reprendre sa voiture. À quelques kilomètres, il trouva un supermarché Cocci à la sortie d’un gros village, heureusement ouvert en ce lundi midi. Il put passer le début de l’après-midi à lessiver la peinture du couloir et à boucher les trous avec de l’enduit.

À 15 heures, il eut envie de prendre l’air et il se retrouva, il ne savait comment, dans le pré, une bêche à la main, un pointeur laser dans l’autre, à tracer dans la terre le trajet du tunnel. À 15 heures 30, quand il serra la main du maire, il avait encore de la terre sur son jean. Le maire, un homme de soixante-dix ans, petit, le crâne chauve rougi par le soleil, n’avait pas l’air du genre à s’en formaliser, au contraire, bien qu’il ait revêtu pour exercer ses fonctions un pantalon bien propre et une chemise blanche fraîchement repassée. Les doigts noueux, les ongles un peu noirs trahissaient cependant le paysan dans cet homme râblé au regard d’un bleu vif. Il accueillit Georges cordialement, sans chaleur excessive, l’invitant à s’asseoir d’un geste énergique. Le bureau du maire était très simple, d’une fonctionnalité toute administrative : des murs beiges, des armoires métalliques grises, un bureau en faux bois, des chaises rembourrées bleu électrique. Georges se mit à parler de l’installation qu’il avait trouvée sur sa propriété. Le maire l’interrompit :

– Vous voulez dire que vous ne connaissiez pas son existence au moment de l’achat ?

Le ton était étonné. Malgré la dénégation de Georges, le maire reprit :

– Ce n’est donc pas pour cela que vous avez acheté la maison ?

Nouvelle dénégation, avec une nuance de surprise.

– Et vous pensez que le Parisien voulait fabriquer son électricité ?

Le Parisien ? Ah oui, l’autre Parisien, celui qui lui avait vendu la propriété. Georges n’était pas même encore cela, dans le village : le Parisien.

– Et il n’a pas fini. C’est toujours pareil avec les Parisiens. Ils ne supportent pas longtemps la campagne.

Georges lui expliqua que, pour terminer l’installation, il aurait fallu demander un permis d’aménager à la mairie, ce qui visiblement n’avait pas été fait, et qu’à son avis, au vu des matériaux, de leur état, tout cela datait d’une cinquantaine d’années, et donc d’un autre Parisien, si Parisien il y avait.

Le maire parut réfléchir intensément, en contractant tous les muscles de son visage.

– Sans doute que c’était à cause de la route, suggéra Georges.

– La route ?

Georges expliqua que, pour que l’installation soit complète, il fallait raccorder le moulin du bas, ce qui impliquait de poser des buses sous la route goudronnée qui séparait la propriété en deux.

– C’est pour ça que vous venez me voir ? Pour défoncer une départementale ?

– C’est ça, oui.

– Je ne pense pas en avoir le pouvoir. Faudrait voir le conseil général.

Georges souligna qu’il était prêt à faire toutes les démarches nécessaires. Le maire pensait déjà à autre chose.

– C’est bien possible que ce soit à cause de la route, dit-il d’une voix rêveuse. Comment savoir ?

L’ancien maire était mort il y avait bien longtemps déjà. Mais on pouvait penser… Et puis, faire son électricité, ce n’était pas à la mode comme maintenant. Quoique après la guerre on en aurait bien eu besoin.

Le maire réfléchissait, réfléchissait.

Il finit par dire à Georges, d’une voix hésitante, que celui qui avait bricolé tout le truc, ce devait être le communiste. – Un communiste ? s’étonna Georges. – Le père du Parisien qui vous a vendu la maison. Des communistes, ce n’était pas ce qui manquait dans le village après la guerre, mais on disait le communiste parce qu’il était de la capitale. Pas un communiste de chez nous, un qui avait fait le coup de feu dans les bois avec tous les gars du village. On racontait qu’il s’était fâché avec les huiles du parti, que ça avait fait du foin, que les Russes s’en étaient mêlés, enfin des bêtises de l’époque. Tout ça peut-être juste parce qu’il passait son temps à trafiquer on ne savait quoi dans sa grange, des trucs que les gens du coin ne comprenaient pas. Le maire haussa les épaules. C’était peut-être bien cette turbine que le bonhomme s’amusait à fabriquer dans sa grange.

– Bon, dit le maire qui se levait en appuyant les deux mains à plat sur le bureau, bon, pourquoi pas, je vais réfléchir à tout ça, à vos travaux, je veux dire, à vos buses, là, sous la route. Je vais sortir les documents d’urbanisme, le plan d’occupation des sols d’abord, voir s’il n’y aurait pas des conduites d’eau là-dessous, ou je ne sais quoi.

– On peut le voir maintenant ?

Le maire hésita, grommela, puis acquiesça d’un hochement de tête. Georges le suivit hors du bureau, ils longèrent le couloir et montèrent d’un étage. Ils débouchèrent sur un autre couloir, au sol de parquet brut, grisâtre, sentant la craie. Les murs et les portes étaient d’un jaune passé. Le maire soupesait un trousseau de clés dans sa main.

– Ça doit être là…

Il ouvrit la première porte. Des armoires métalliques contre tous les murs, une grande table centrale. Pas de fenêtre. Le maire alluma le néon, qui grésilla faiblement. Dans la lumière blafarde, le maire se mit à ouvrir les armoires. Le néon clignotait.

– Ah ! Voilà !

Il étala un plan sur la table et se pencha. Georges l’imita.

– Vous voyez : votre propriété – la route – les deux biefs. On voit bien le dénivelé. Savoir si ce serait suffisant. Enfin, ça.

– C’est quoi, ces pointillés ?

– Des tunnels. Paraît qu’on aurait creusé partout là-dessous durant la guerre. Les tracés ne sont pas sûrs, loin de là. Depuis la guerre, personne n’a été vérifier. S’il y a des tunnels, on n’a pas trouvé l’entrée, et on ne va pas tout défoncer pour y aller voir. Si vous voulez mon avis, si ça a existé, tout ça s’est effondré depuis des années. En tout cas, pour votre route, ça paraît bon. Mais vous devriez réfléchir. C’est beaucoup de travaux tout ça, et pour quoi ? Quelques kilowatts. Demandez-vous si ça vaut le coup. Parlez-en à vos voisins. Ils ne seront sans doute pas ravis de tout ce chantier. Et puis il ne faudrait pas que la départementale soit bloquée pendant des jours. Vous imaginez le bazar. Il faudrait que ça soit rapide. Hyper rapide. Il faudrait avant consulter un gars qui s’y connaît, qui s’y connaît vraiment. Après, après, si c’est faisable, j’en toucherai un mot au conseil municipal. On en reparlera. Vous me direz.

Le maire le raccompagnait, le poussant doucement d’une main posée sur son omoplate.

– Et puis des tunnels, si vous en trouvez en creusant, vous me direz, hein ? Haha, y aura peut-être encore des communistes cachés dedans !

Le maire lui serra la main, rigolard, et le regarda s’éloigner depuis le seuil de la mairie. Quand il l’eut perdu de vue, il contourna la mairie pour récupérer sa vieille voiture dans le parking et traversa en pétaradant le village, apparemment pressé de retrouver son tracteur et ses champs.

À 17h30, comme convenu, Julien posait pied à terre dans la cour et l’appelait à grands coups de sonnette. Kevin arriva quelques secondes plus tard, au volant d’une camionnette blanche qu’il gara dans la cour.

– C’est celle de Louis, expliqua-t-il. Il a bien voulu nous la prêter, parce que c’est pour l’Association.

Louis était un agriculteur du village, qui avait à peine quelques années de plus qu’eux. Ils n’en dirent guère plus, mais Georges comprit qu’ils l’admiraient beaucoup, et que Kevin était tout fier de pouvoir conduire sa camionnette.

Ils s’occupèrent de débarrasser la grange de la ferraille et du bois inutilisables : outils cassés, rouillés, planches fendues, carcasse de tondeuse, cadre de vélo tordu. Georges, de façon un peu irraisonnée, décida de garder l’antique pick-up, malgré l’envie qu’il faisait visiblement aux deux adolescents, fous de mécanique, et se voyant déjà possesseurs de leur propre voiture, certes plus que démodée, mais bien à eux. Ils n’insistèrent pas et continuèrent de bon cœur à remplir la camionnette de toutes sortes de débris. En même temps, ils ne cessaient de bavarder, toujours pleins d’enthousiasme, entretenant Georges de l’association et de ses projets. Georges prêtait l’oreille, souriait. Kevin et Julien ne chômaient pas : en deux heures, la camionnette fut remplie et la grange presque débarrassée de ses détritus en tout genre.

– Avec l’Association, on pourra faire des trucs vraiment intéressants, dit Kevin.

– Un week-end en rafting avec tous les jeunes du coin. Ils l’ont fait, à Auxerre, dit Julien.

– Et puis aider les gens. Par exemple, il y a plein de personnes âgées dans le village, qui sont toutes seules et tout. Nous, on n’est pas comme tous ces ados qui sont sur la Playstation, Facebook, tout ça. On a envie de s’investir, de participer. Sinon, après, il ne faut pas s’étonner.

– Faut pas s’étonner, approuva Julien vigoureusement.

– Si tout le monde s’en fout…

– Ouais…

– Alors…

Kevin rattrapa de justesse une pile de planches qui s’effondraient.

– Il y a l’église aussi, ajouta Julien l’air rêveur. Vous savez que c’est un monument historique ? Du 13esiècle, et même plus vieux pour certaines parties. La crypte par exemple, je ne sais pas si vous l’avez vue… Elle est belle cette église, mais elle est presque en ruines. Il y a des vitraux cassés, la toiture est dans un sale état, les bancs sont vermoulus, alors qu’ils sont super anciens aussi. On pourrait faire quelque chose. Je sais bien que pour ce genre de boulot il faut des spécialistes… Nous, on pourrait trouver des sous, on pourrait aider…

– Il a raison, c’est malheureux, les gens n’ont pas d’argent alors ils mettent des parpaings à la place des pierres d’origine, et c’est vraiment trop laid… Je dis pas ça pour vous, hein…

Georges remercia d’un signe de tête.

– … la vôtre de maison, elle a toujours été comme ça, mais regardez là-bas : que de la vieille pierre, de la pierre du coin, et puis là, en haut, un bout de mur en béton.

– C’est la crise, ça, dit Julien.

– Ouais, la crise, dans notre patelin, elle ne date pas d’hier.

Et ils racontaient leurs projets, rêvaient à voix haute. Ils répareraient les maisons, aideraient les vieux et les malades, organiseraient des fêtes, des festivals, des tournois, collecteraient plein de sous, ressusciteraient le village, la région, créeraient leur entreprise et tout cela avant leurs 25 ans, et tout cela grâce à l’Association. Quelqu’un devait venir d’Auxerre pour les aider avec les démarches, la paperasse. Ils avaient déposé les statuts, ouvert un compte, et ils comptaient demander des subventions. Il y avait toutes sortes d’aides. Et puis il fallait aussi se faire connaître, c’était du travail, il fallait savoir s’y prendre, savoir les ficelles.

En même temps, ils posaient des questions à Georges : s’il avait des enfants, leur âge, leurs centres d’intérêt. Georges sentait qu’à peine sur le quai de la gare, Pierre et Louise seraient embrigadés dans l’Association, chargés qui d’un tournoi, qui d’un festival, ou tous deux de corvée de désherbage sur le parvis de l’église. Julien s’intéressait aussi à Georges : il tentait de savoir, avec délicatesse, s’il allait à l’église, s’il était croyant. Georges lui dit nettement, mais sans agressivité, qu’il ne croyait pas en Dieu. Julien parut déçu. Il n’insista pas.

Ils s’en allèrent vers 20 heures, en promettant de revenir le mercredi, à 14 heures, et de terminer de déblayer et de ranger la grange.

 

Ivanne Rialland

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)