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Le Jardin de derrière (3)

Ecrit par Ivanne Rialland 27.11.14 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (3)

 

Où Georges découvre ce qu’il y a sous la baignoire

 

Il poussa la baignoire sur le sol bétonné. Elle était bien plus légère qu’il n’y paraissait : du fer émaillé. La trappe faisait cinquante centimètres de côté. Elle était bordée d’acier. Une large poignée en acier brillait en son centre, au ras du béton. Georges l’agrippa, tira. La trappe était lourde, mais se souleva sans à-coups. Un bruit de mécanisme à ressort, un claquement puissant : la trappe resta dressée en l’air, exhibant une poignée identique de l’autre côté. Une odeur humide s’exhala par l’ouverture. Georges y mit la tête. Il distinguait une sorte de caveau, un cube en béton de peut-être deux mètres de côté, ou un peu moins. La lumière qui entrait par la porte laissait distinguer une ouverture arrondie, dans l’une des parois.

Georges sentit sous ses doigts les montants d’une échelle métallique et descendit à tâtons quelques barreaux. Presque aussitôt, son pied toucha le sol et il leva la tête : ses cheveux effleuraient le bord de la trappe. D’un pas, il fut devant l’ouverture circulaire : une buse en béton de quatre-vingts centimètres de diamètre environ. À son entrée, l’odeur de vase était plus prononcée. En posant la main à l’intérieur du conduit, il perçut une légère déclivité, comme si la buse se maintenait parallèle à la surface du sol et grimpait la pente. Un souffle le fit se retourner et s’avancer vers l’autre extrémité. Il s’accroupit, tendit la lampe au bout de son bras. Il vit une autre buse, qui suivait une pente légèrement descendante, à l’opposé de la première.

Il entendit soudain un bruit de voix, l’écho d’un appel. Pour une raison qu’il s’expliqua mal, il se hâta de gravir l’échelle métallique, de refermer la trappe et de remettre la baignoire à sa place. Les voix semblaient venir du bief du haut.

– M’sieur !

– Crie pas comme ça. Il est pas là, c’est tout.

– Il est peut-être de l’autre côté ?

– On en vient.

– Dans la grange ?

La proposition sembla convaincre : les voix se turent et Georges entendit le chuintement des pneus sur le bord du bief. Il sortit de l’abri, regagna la maison, la traversa, et attendit sur le balcon. Quelques secondes plus tard, deux grands ados en VTT déboulaient dans la cour et, un pied par terre, levaient vers lui leurs joues bien roses. Un peu essoufflés, ils se présentèrent : ils habitaient au village, ils étaient en Terminale au lycée professionnel d’Avallon, s’appelaient Kevin et Julien et ils venaient lui proposer leurs services. C’était Jean Martineau qui leur avait dit que Georges voulait retaper la maison, parce qu’il savait qu’à l’Association, ils cherchaient des vieux meubles et tout ça, et qu’ils étaient toujours prêts à donner un coup de main. Et comme Georges leur demandait ce qu’était l’Association, ils l’entraînaient déjà sur la route, remontant, leur VTT à la main, sur la place du village. Un peu bousculé, Georges était charmé de leur enthousiasme. Dans le bâtiment de la mairie, à l’arrière, Kevin poussa une porte vitrée dans sa partie supérieure, introduisant Georges dans un minuscule vestibule d’un beige sale, puis ouvrit une seconde porte, sur la droite, peinte en un orange flamboyant sur lequel une main un peu maladroite avait tracé, en grandes lettres rouges : l’Association. Kevin et Julien firent les honneurs du lieu, une grande pièce au parquet déverni, meublée de quelques tables et chaises dépareillées, sans doute données par la mairie, d’un fauteuil au velours râpé, d’un frigo hors d’âge, d’une minuscule télé, d’une bouilloire et d’une cafetière. Au mur, des affiches disparates : une carte de France, le poster d’un chanteur inconnu de Georges, deux ou trois affiches de film. Le tout n’était guère accueillant.

Kevin et Julien étaient, eux, très fiers de cet endroit que la mairie leur avait concédé récemment. Ils cherchaient à présent à réunir un peu d’argent en vendant les vieux meubles ou autres fonds de grenier qu’on voulait bien leur laisser emporter, ou en faisant de petits travaux. Ils disaient vouloir acheter un baby-foot et peut-être un flipper, pour faire du local un vrai foyer de jeunes, pour se réunir, discuter, s’amuser, entre jeunes du village et des environs. Dans le village, les jeunes ne devaient en effet n’avoir pas beaucoup d’autres occupations que faire vrombir leur mobylette et boire des bières en fumant au fond d’un hangar perdu au milieu des champs.

C’est ainsi que Georges accepta l’aide de Kevin et de Julien, qui, toujours aussi enthousiastes, le suivirent à nouveau jusqu’à la maison, leur VTT à la main. Sur le chemin, ils lui firent part des aménagements qu’ils avaient imaginés pour sa propriété – qu’ils connaissaient visiblement très bien. Ils lui suggéraient de transformer les deux vieux moulins du haut et du bas en chambres d’hôte. L’isolement de celui du bas en ferait un lieu idéal – et très typique – pour un séjour en amoureux. Évidemment, continuait Kevin, il faudrait faire quelque chose pour les deux biefs : en l’état, ils feraient fuir le client. Si on les asséchait et qu’on les remplissait de terre, on pourrait en faire une jolie pelouse, avec quelques parterres qui égaieraient tout ce béton. Évidemment, on ne pourrait pas faire pousser d’arbres, mais bon. Georges était amusé de le voir ainsi disposer allègrement de sa propriété. Kevin, s’apercevant peut-être de ce manque de discrétion, s’arrêta court, rougit violemment et prit, un peu au hasard, un air de défi. Julien intervint, expliquant : « Il veut travailler dans le bâtiment. Retaper les maisons. Il y a à faire, dans le coin, même s’il n’y a personne pour pouvoir se le payer ». Julien sourit, Georges sourit, les traits de Kevin se détendirent. Georges demandant à Julien ce qu’il voulait faire plus tard, ce fut au tour de Julien de rougir. Il bafouillait, gêné, finit par dire qu’il n’avait pas trop d’idées, embarrassé peut-être devant son copain si sûr de lui. Georges n’insista pas. Ils arrivaient devant la maison.

Georges les conduisit à la grange, toute pleine d’un horrible capharnaüm. On y distinguait des planches, des outils, beaucoup à moitié rouillés, des morceaux de ferraille mélangés avec des boulets de charbon qui roulaient sous les pieds. Kevin, approbateur, l’œil professionnel, hochait la tête. Il expliqua : « La ferraille, tout ça, c’est facile à vendre, on a une adresse. On vous en débarrasse si vous êtes d’accord. Mais là-dedans, il y a plein de trucs qui sont utiles encore : les planches, par exemple, le bois paraît bon (il brandissait une planche, fouillait dans un tas, en sortait un autre bout de bois). Faudrait en faire un tas bien propre. Ça vous serait utile pour les travaux. Et puis il y a les bûches aussi pour l’hiver, et du charbon. Tout ça faut le ranger. On vous le fera, pas de souci. Il ne s’agit pas de jeter tout ça, ce serait trop dommage ». Il se tourna brusquement vers Georges : « Ça vous irait comme ça, monsieur ? On vous range bien tout le fouillis, et puis on récupère la ferraille, les outils cassés, tout ça ? » Ça allait à Georges. Il donna rendez-vous aux deux jeunes, qui enfourchèrent leur VTT et grimpèrent la côte qui menait à l’église à toute vitesse avant de tourner à droite.

Georges monta l’escalier, traversa la maison pour retourner examiner l’abri-salle de bain-caveau-tunnel et on ne savait quoi encore. Les deux jeunes lui avaient redonné tout son allant et c’est avec une curiosité renouvelée qu’il entra dans la pièce bétonnée. Quelque chose l’arrêta. Rien ne semblait avoir bougé, pourtant il avait l’impression que quelqu’un était venu là. La pièce avait changé, imperceptiblement. Il recula, regarda autour de lui dans le jardin, se retourna, leva la tête. Rien, personne. Personne, mais un arrosoir posé au-dessus du mur bordant le jardin voisin. Bien visible, bien en évidence. Que pouvait-on conclure d’un arrosoir sur le mur d’un jardin ? Il rentra dans l’abri.

Prenant la précaution de fermer la porte – constatant à cette occasion l’apparence formidable de cette porte en chêne, qui avait dû être récupérée quelque part puis renforcée de barres de fer – il déplaça à nouveau la baignoire et ouvrit la trappe. Son ombre dansait dans la lumière jaune de la lampe-torche qu’il avait prise en passant. Les fenêtres étroites de l’abri, aux vitres dépolies, ne laissaient entrer qu’une lumière rare et blafarde, projetant sur les murs d’autres ombres plus pâles qui s’entremêlaient et se confondaient avec les silhouettes précises découpées par la lampe. Quand il descendit l’échelle, la lampe à la main, l’obscurité du caveau parut cette fois opaque et l’odeur de vase se fit poignante. Il se baissa, brandissant sa lampe à bout de bras dans le conduit. Le noir. Il tendit l’oreille. Pas un bruit. Alors il suspendit la lampe à son cou, grimpa dans la buse et se mit à ramper.

Sur ses coudes et ses genoux, méthodiquement, il avançait de buse en buse. La pente était régulière, sensible sans être trop forte. Georges s’appliquait à respirer lentement, à ne penser qu’à ses coudes et à ses genoux, à la surface rugueuse du béton qui irritait sa peau à travers ses vêtements. Dix minutes de cette progression prudente, de cette imagination retenue, de ce souffle étiré, et il sentait le vide sous sa main, de l’espace au-dessus de sa tête. Il s’extirpa de la buse, se redressa à moitié, tâta le plafond au-dessus de sa tête, poussa sur ses bras. La trappe s’ouvrit. Il mit un pied sur l’échelle, sortit le buste. Il était dans le moulin du haut.

Il redescendit, regarda autour de lui avec la lampe. Un système de tuyaux, de vannes. Ça sortait du mur, ça s’accrochait au sol, et puis ça ouvrait une gueule béante vers la buse. Sur l’autre mur des étagères, avec des outils, des bouts de tuyaux, un vieux pot à café et deux petites cuillères. Georges palpa, caressa les vannes, les tuyaux, l’écran d’un manomètre. Il comprenait. C’était inachevé, mais c’est ça : une turbine. Ou plutôt un projet de turbine, une ébauche : la turbine devrait se trouver sous la salle de bain, dans le jardin de derrière. Et l’accumulateur ? À la place de la baignoire, sans doute. De ce côté, les vannes n’attendaient plus que d’être ouvertes pour déverser l’eau vaseuse du bief dans les buses. Il tâtait les joints, qu’il faudrait changer, caressait les boulons, peut-être à resserrer. Il fronçait les sourcils. Il touchait les vannes, sa main glissait sur l’arrondi des volants. L’idée lui rentrait par la peau et les doigts.

Un pied sur l’échelle, un élan, et il est dans le moulin. Il jette un coup d’œil au bief en passant, il cavale, il est dans le jardin de derrière et d’un bond il est sous l’appentis, dans la salle de la turbine. Il se penche au-dessus du trou dans le sol, la lampe tendue aussi loin que possible dans la buse descendante. Elle est plus large, légèrement. Il passera. Il n’y aura pas de problème.

Il tient la lampe entre ses dents, il rampe la tête la première. La buse est un peu plus large, en effet, mais de se sentir ainsi la tête plus bas que les pieds, il ne sait pas pourquoi, ça l’angoisse. Pourtant la pente n’est pas forte. Après le petit exercice de souplesse qu’a nécessité l’entrée, la buse étant située presque au ras du sol, après, ça a été tout seul. Ça va tout seul. Son souffle, régulier, ses genoux et ses coudes qui râpent le béton lentement, sans hâte. Le parcours lui semble long. Il doit être long : les buses doivent courir sous la maison, la cour, la route et le pré pour gagner ensuite, au-delà de la propriété voisine, le bief du bas où l’eau se déverserait. Il compte les jointures séparant les buses. Chacune fait environ deux mètres de long. Il compte. Puis, tout à coup, de la terre sous sa main. Il s’avance, il tâte : le tunnel s’arrête là. Il se sent manquer d’air, il panique, la lumière de la lampe se balance, affolée. Il recule, le tissu de son pantalon accroche sur le béton. Son corps lui paraît plus volumineux. Il étouffe.

Il ferme les yeux, dans le noir. Il écoute sa respiration. Il compte. 2… 4… 7… 10. À dix, il ouvre les yeux, bat des paupières, très vite. Et il entreprend de faire demi-tour. Il se met sur le dos, se penche vers l’avant, lance les mains, plie les genoux de côté, pousse sur les pieds. Ça râpe, ça craque un peu, mais c’est bon, il est dans le bon sens, la tête vers la sortie, et il rampe. Il pense à la trappe ouverte, là-bas, à l’air qui s’y glisse, qu’il respire, qui est là, même s’il ne sent qu’un air lourd et noir, il aspire entre ses dents l’air du dehors, le fait descendre comme un fil dans sa gorge, ses bronches, ses poumons. Il ne pense pas au temps qui s’écoule, il ne pense pas à la distance. Il voit une lumière, faible, diffuse, puis plus nette, et c’est la sortie, il se retourne sur le dos, il tend les bras, il appuie les coudes sur le sol et, enfin, s’extrait, tout entier, de la trappe.

Il reste allongé sur le dos un moment. Il respire. Il compte. Il pense. Il se lève d’un coup de rein.

Deux enjambées par buse. Si l’on ajoute la largeur de la maison. C’est cela : le tunnel s’arrête pile à la route qui sépare la cour du pré. Le propriétaire n’avait pas dû avoir l’autorisation de creuser dessous. C’était sans doute la mairie qui s’occupait de ça. Il faudrait aller voir. Une buse sous la route, puis le pré, six peut-être, deux jusqu’au moulin. Mettons dix. La route, évidemment, c’était compliqué. Peut-être qu’on ne serait pas obligé de s’attaquer à l’asphalte, qu’on pourrait passer par-dessous ? Mais est-ce que le débit serait suffisant ? Il ne tournait, méditatif, vers la maison. On pourrait, le cas échéant, faire passer un tuyau plus étroit dans les buses ? Oui. Il fallait d’abord curer le bief du haut, et aviser. Il puait de toute façon. Georges se frotta les mains. Il pensait à sa future turbine.

 

Ivanne Rialland

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)