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Le Jardin de derrière (21) Où on fait des plans

Ecrit par Ivanne Rialland 28.04.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (21) Où on fait des plans

 

Leur première décision fut d’aller chercher Tobie. Pierre courut à l’autre bout du village. Tobie était assis tranquillement sur une chaise de jardin, à l’ombre d’un grand tilleul, les jambes étendues devant lui, les pouces passés dans sa ceinture. Par la barrière ouverte, Pierre se précipita dans le jardin et lui expliqua l’affaire en deux mots. Tobie sauta sur ses pieds, fit signe à Pierre d’attendre un instant, bondit vers sa maison, revint un instant plus tard avec un gros rouleau de papier sous le bras. « On va éviter la grand rue », lança-t-il à Pierre, et il l’entraîna à travers champs, puis par un lacis de venelles et de cours de ferme qui les amenèrent dans le pré, en face de la maison. Le voisin aux poules n’était pas en vue. Pierre sur ses talons, Tobie franchit avec légèreté le pré, puis la route, hésita : « Il est où, ton père ? » Pierre pointa le pouce vers le haut : « L’abri ». « On va passer par la grange ». Il entraîna vers la grange Pierre, qui écarquilla les yeux quand Tobie ouvrit la porte de l’appentis dissimulée derrière l’étagère. Quelques instants plus tard, ils émergeaient de la trappe, sous l’œil ahuri de Noé et Isabelle. Tristan eut un sourire fin. Tobie lui lança un bref regard avant de scruter plus longuement le visage neutre de Louise. Puis, sans un mot, il déroula sur le sol le plan détaillé du village et de ses alentours qu’il avait apporté avec lui.

Le plan était entièrement dessiné à la main, et avec un niveau de détail qui représentait un travail de plusieurs années. Georges remarqua aussitôt, dans une encre plus fraîche et des couleurs plus vives, le tracé de son réseau de buses, qui s’articulait avec ce qui semblait une ancienne mine s’étendant sur toute la colline où était perchée l’église.

Très vite, ce fut Tobie qui prit les choses en main, appuyé par Louise qui semblait avoir acquis en très peu de temps une étonnante connaissance des arcanes du village. Georges tenta d’intervenir à plusieurs reprises, mais fut vite cantonné à la logistique par sa fille. Le ton de Louise énerva Pierre qui faillit quitter la réunion. Il fut calmé par Georges et Isabelle, tandis que Tristan, en silence, se contentait de petits sourires entendus qui agacèrent jusqu’à Louise. Tristan glissa enfin quelques remarques judicieuses qui lui rendirent une partie de son aura. Noé, lui, ne se départit pas d’un silence anxieux, sa silhouette massive tassée dans un angle. Il finit par lâcher d’une petite voix qu’il allait peut-être rentrer à Paris. Personne n’y fit attention. Il retourna alors à son silence et à son immobilité, dont il ne sortit pas même au dîner, à vrai dire plutôt taciturne, qui conclut la réunion.

Tobie partit à la nuit tombée en rasant les murs. Tous les autres se trouvèrent tant bien que mal une place dans la maison, Georges ayant décrété l’abandon de la tente, trop exposée.

Vers minuit, tout le monde dormait, à l’exception de Georges, assis sur l’appui de la fenêtre de sa chambre, l’oreille aux aguets.

Par la pensée, il parcourait ses tunnels, se glissant sous la maison, sortant de terre dans la grange, se blottissant dans l’abri sous le moulin du haut. Il grimpait jusqu’à l’église, redescendait, ressortait par l’abri du jardin de derrière, et levait les yeux vers les étoiles. Il tournait la tête, et c’était comme s’il se voyait à travers la fenêtre de sa chambre. Il y avait quelque part un grillon dans la nuit.

Il se mit à penser à Tobie, toutes ces années, dans sa petite maison, à guetter les bruits du village, à en tracer, nuit après nuit, la carte secrète, à arpenter ses rues, à sonder ses méandres souterrains. Tobie accoudé à sa table de cuisine en formica, qui laissait soudain aller sa main et, en quelques traits de plume, surgissait sur le papier une plus jeune Mme Chaussas qui, une arme à la main, se glissait de recoin en recoin, bondissait sur la margelle d’un puits, disparaissait pour ressortir d’un vieux moulin. Et on voyait Tobie relier le puits et le moulin d’un pointillé, puis repasser le trait, ajouter des bifurcations, et le temps passait, Tobie vieillissait, et sa main ajoutait des entrepôts autour du village, des parkings, des enseignes jaunes, rouges et blanches.

À peu près au même point dans le temps, quelque part vers la construction du premier supermarché, en plein milieu des champs, deux hommes faisaient descendre à l’aide d’un treuil une buse dans une tranchée, sous l’œil goguenard de quelques villageois. Un peu plus tôt, l’un des deux hommes, dégingandé dans son bleu de travail, regardait méditativement un moulin en ruines. Le même, dans le réduit de la grange, punaise des cartes postales sur les murs et, à demi allongé sur le lit de camp, trace des plans d’une main rêveuse. Les deux biefs sont creusés, ils se remplissent d’eau. L’homme agite sous le nez d’un ouvrier dubitatif le dessin d’une turbine, avant de se détourner et de regarder en bas, vers le pré, puis, s’abritant les yeux de sa main en visière, vers le haut, vers la colline et l’église.

Tobie dessine la carte du village, représente en petits traits serrés ses champs et ses forêts. De vieux journaux envahissent la table de la cuisine, mélangés avec des relevés topographiques et des livres d’histoire. Tobie relève la tête et regarde la nuit par la fenêtre. Il ferme les yeux un instant et voit sous ses paupières des hommes qui courent dans les bois, un fusil à la main, ils dévalent la pente de la colline, derrière l’église. Au loin, on entend des coups de fusils isolés, l’écho d’un cri. Les hommes arrivent à un rocher. Dessous il y a un trou, l’amorce d’un tunnel. Ils s’y précipitent, attendent la nuit, puis reviennent au village. Ils ont laissé leurs fusils dans le trou. D’autres hommes viennent, reprennent les fusils, déposent des caisses, reviennent encore, déposent d’autres fusils, partent. Les années passent. Des enfants viennent, trouvent les fusils, les caisses. Ils amènent d’autres enfants. Les enfants apportent à leur tour un ou deux vieux fusils, des masques à gaz, des casques rouillés. La nuit, en cachette, ils allument des feux de camp et sortent les armes, qu’ils font passer de main en main. Des jeunes gens trouvent les armes à leur tour, les emportent. Une femme vient regarder par là, tourne autour du rocher et s’éloigne, déçue.

Au lever du soleil, Georges traversa la maison et sortit sur le balcon. Il s’étira, regarda les forêts et les collines, l’oreille tendue vers le carillon des églises. Frissonnant, les mains posées sur la rambarde trempée de rosée, il se sentait étrangement détendu. Il entendit des pas sur la pierre derrière lui, et sa fille se glissa sous son bras. Elle était habillée, mais avait les cheveux en bataille. « Tu as dormi toute habillée ? » demanda Georges d’un ton neutre. Elle releva le menton, d’un petit air de défi, sans rien dire d’abord. Et puis : « Tu crois que maman va venir ? Je veux dire… pour de bon ? » « J’en suis sûr ». Étonnamment, Georges en était sûr, sûr qu’ils allaient tous s’installer là, plus sûr qu’il ne l’avait jamais été. « Vaudrait mieux que ça ne soit pas tout de suite » ajouta Louise, avec une grimace. « Vaudrait mieux pas ». Georges se surprit à sourire. Louise sourit aussi tandis que Pierre, pieds nus sur la pierre froide, surgissait derrière eux en brandissant la cafetière, grognant qu’il n’y avait plus de filtres.

Chargé d’un sac de sport, Louis marchait d’un pas rapide le long de la départementale. Est-ce qu’il avait eu raison de leur autoriser cette petite expédition ? Les gars de Paris n’approuveraient pas. C’était trop tôt. Toujours trop tôt. Louis secoua la tête rageusement. Depuis combien de semaines, de mois lui disaient-ils cela ? Attendre… Les jeunes ne comprenaient pas. Ils avaient besoin que ça bouge, concrètement. Ils perdaient patience. Ils doutaient. Même Kevin. Même Julien. Il l’avait vu dans leur regard. Ils n’avaient pas compris quand ces petits cons avaient crevé ses pneus, il leur avait dit de ne pas bouger, de ne rien faire. Ils en avaient besoin, tous, de cette virée…

Les phares d’une voiture l’aveuglèrent soudain. Il leva la main pour se protéger, entendit la voiture ralentir, s’arrêter à sa hauteur.

– On se promène ?

Un putain de voisin vigilant. Louis contracta la mâchoire.

– Désolé, Louis… Je ne t’avais pas reconnu.

Le gars fila sans demander son reste. Quand bien même, ils finissaient par être gênants, avec leurs patrouilles à la noix. Louis tendit l’oreille : il avait cru entendre un frôlement, tout près. Un animal, sans doute. Il arrivait à sa ferme. Il en était sûr : personne, jamais, n’oserait le suivre jusque-là.

 

Ivanne Rialland

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)