Le Jardin de derrière (14) Où l’on visite la maison de Mme Chaussas et quelques autres lieux
Des rez-de-chaussée qui se transforment en premier étage de l’autre côté de la maison, des jardins suspendus, des dénivelés brusques, des rues tortueuses qui montent pour descendre et descendent pour monter, un village à flanc de colline, qui déboule sur les champs, et s’arrête juste au moment de s’y précipiter. Un village silencieux, plein de coins et de recoins, au sol troué comme un gruyère.
Là, c’est le jardin de Mme Chaussas. Une jolie allée de gravier mène à la maison. Devant la porte, elle se divise, fait le tour, vagabonde un peu dans l’herbe. La pelouse est bien soignée, les bosquets joliment arrondis. Derrière l’un d’eux, un siège, de l’autre côté, le muret. On se penche : le muret devient un mur, en contrebas une cour bétonnée avec un pauvre arbre tout étiolé par le manque de soleil. La maison où il s’adosse est assez laide, la façade de béton gris assez morne avec ses fenêtres basses. Dans un coin de la cour, un autre cube de béton, plus loin une échelle, on grimpe : c’est le bief, un peu plus haut par rapport au jardin de Mme Chaussas, une autre échelle, on refranchit le mur, on parcourt à nouveau l’allée : on est sous la marquise, devant la porte de la vieille dame, on sonnerait presque, mais personne.
Il n’y a personne, on est bien tranquille, on peut faire le tour. Les fenêtres à petits carreaux sont enfoncées dans un mur tout bosselé de galets noyés dans le crépi. À travers les fenêtres, on voit quoi ? Des meubles cirés, des napperons au crochet, oui. Et puis un ordinateur, un tableau de commande. Un système de sécurité ? Possible, on ne peut pas bien voir à travers les vitres biseautées, les rideaux de dentelle.
On fait un saut par-dessus un muret, on prend la route, on descend, on monte, on est au bord des champs. Une cour de ferme, une maison modeste, bâtie avec la jolie pierre grise du pays. Il y a cette fois des silhouettes qu’on aperçoit à travers la fenêtre. C’est le maire et tiens donc, Mme Chaussas, qui discutent en vieux amis, avec des airs de comploteurs. Que se disent-ils ? On n’entend pas, la porte est fermée, les fenêtres sont fermées, tout est fermé. Ils s’agitent derrière la fenêtre. Tout autour il y a des champs, des vaches, des hangars. Ce sont les hangars du maire, les vaches du maire. Beaucoup plus loin, de l’autre côté, derrière ce champ, et puis cet autre, les hangars de Louis, sa maison. Louis n’a pas l’air d’y être, ni dans ses champs, ni dans son verger. Où peut-il être ? Dans les bois, peut-être ? Dans la cabane, de l’autre côté de la colline, à soulever les bâches noires, à flatter de la main un fût de métal argenté ? Autour de la cabane tout est silencieux. Pas un oiseau, pas un souffle de vent dans les feuilles sèches. Mais il y a comme une silhouette, là-bas, entre les arbres. Elle est un peu penchée, gracile, on devine des cheveux longs. La silhouette a un mouvement brusque de recul, elle se cache derrière un arbre. Une tête et des épaules sont apparues à la porte de la cabane, puis tout un corps, grand, les épaules carrées, un sac de sport à la main. Le jeune homme remonte d’un pas souple la pente, disparaît derrière le sommet. La silhouette entre les arbres hésite, fait quelques pas, et tourne les talons pour redescendre précipitamment.
L’homme au sac de sport arrive à l’église. Il y entre par une petite porte latérale, qu’il referme avec soin derrière lui. Quelques instants plus tard, une petite voiture grimpe péniblement la route, se gare tant bien que mal le long du mur du bief : en sortent deux hommes en costume. Ils traversent rapidement la route et entrent dans l’église.
En contrebas, le voisin de Georges s’est redressé. Il a entendu le moteur et il s’interroge, les deux poings sur les hanches. Il plisse les yeux pour tâcher de distinguer la voiture. Il finit par hausser les épaules. Il s’accroupit à nouveau au milieu de ses poules et il se remet à leur parler, tout doucement, en leur jetant un peu de grain, de Bakounine et de Charles Sorel.
Kevin, quelque part dans le village, est assis sagement à son bureau et s’applique à son devoir de français, avec une grosse écriture un peu enfantine. Julien, dans la cour de sa maison, bricole passionnément une motocyclette rouillée dénichée à la casse. Une toute petite femme sort sur le seuil de la porte et lui rappelle mollement qu’il a des devoirs, puis, sans insister, retourne dans la maison.
La nuit tombe sur le village. Dans le ciel d’un bleu encore translucide apparaissent les premières chauves-souris. Elles traversent en zigzaguant le verger de Louis, disparaissent sous le hangar. Le chien, assis sur son arrière-train, silencieux, les laisse faire. Dans le corps de logis, une fenêtre s’éclaire. On s’approche. C’est la fenêtre de la cuisine. De l’eau bout dans une casserole, Louis se lève, y jette des spaghettis, se rassied à la petite table couverte de toile cirée. Les coudes sur la table, la tête dans les poings, il se replonge dans un gros livre à la reliure de toile. À ses pieds, sur le carrelage, des piles de brochures photocopiées, soigneusement ficelées, arrivées de la capitale par le courrier du matin. Au-dessus de la casserole, la vitre se couvre de vapeur. Louis prend un crayon et encadre d’un trait épais un passage avant de tourner la page avec détermination.
On retraverse le village en passant par le haut. Au loin, on entend le braiement d’un âne, plus près, le remuement d’une bête dans un fourré, le souffle rauque d’un hérisson. L’obscurité est profonde, les réverbères, de loin en loin, font des taches oranges.
Si l’on se glisse à nouveau dans le jardin de Mme Chaussas, que l’on s’avance sans faire de bruit à travers la pelouse humide, sans trébucher sur l’échelle laissée dans l’herbe ou le tuyau ondulant près du mur, alors, tournant le coin, on voit une lumière verte luire doucement à travers les rideaux de dentelle. Comme Louis, Mme Chaussas est revenue chez elle. On entend le léger cliquetis du clavier de l’ordinateur. Par moments, un grésillement, un bruit de voix, le chuintement d’un fax. Plus tard dans la nuit. La lumière est toujours là. Mme Chaussas veille. De l’autre côté du mur, en contrebas, tout est calme au contraire, tout est noir. Georges dort sans doute à poings fermés, rêvant de turbines et de tunnels. Pourtant, on a beau prêter l’oreille : pas un souffle, pas un froissement de drap. Les volets sont ouverts. On appuie le front sur la vitre. On devine dans l’ombre le lit. Il semble vide, pas même défait. Où donc est Georges ? Creuse-t-il à la lumière des lampes, dans le pré du bas, réveillant les poules, provoquant l’ire du voisin ? S’est-il endormi dans l’abri souterrain ? Rampe-t-il dans un tunnel, sous le village endormi ? Est-il dans le moulin du haut, dans le moulin du bas ? On cherche dans le jardin de derrière, dans la cour de devant. De la lumière filtre sous la porte de la grange. Pourtant, personne apparemment. Mais si l’on est plus attentif, on voit au fond de la grange une cloison légèrement déviée. Une porte. Derrière un réduit, un lit de camp, une malle militaire, et des cartes postales partout au mur. Au sol, une trappe ouverte. Georges est là, allongé sur le lit de camp, les mains sous la tête, examinant les cartes postales le front plissé. Ses paupières s’alourdissent. Bientôt il s’endort. Laissons-le.
Sur la colline, trois, quatre petites silhouettes en file indienne dans la nuit.
– Il est parti, tu es sûre ?, chuchote le plus petit.
– Tu as la frousse ? demande la voix moqueuse de Camille Martineau.
Le garçon ne répond pas. Le groupe se faufile dans le sous-bois. La cabane est en vue. Ils s’accroupissent derrière un buisson de ronces.
– C’est juste une vieille ruine, votre cabane.
– Il a la frousse.
– Il est trop petit, je vous l’avais dit.
C’est Emma, la voisine des Martineau, une camarade de classe de Camille. Le petit garçon est son frère, qui a un an de moins qu’Augustin. C’est lui qui a insisté pour l’emmener. Maintenant il se tait, sans oser défendre son copain.
– Il n’est pas prêt, approuve Camille, et elle s’apprête déjà à rebrousser chemin. Le copain commence à protester sur un ton un peu plaintif. Augustin lui enfonce son coude dans les côtes, puis pose la main sur le bras de sa sœur en chuchotant : « Allez… » Elle hausse les épaules, et commence à leur frayer un chemin à travers les ronces.
Ivanne Rialland
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