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Le Jardin de derrière (13) - Où certains rampent et d’autres courent

Ecrit par Ivanne Rialland 26.02.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (13) - Où certains rampent et d’autres courent

 

– Allô ?

– Allô ?

– C’est moi.

– Tu ne dois pas m’appeler à ce numéro. Raccroche.

– Ils ont vu quelque chose.

– Qui ?

– Les gamins.

– Qu’est-ce que tu veux qu’ils aient vu ? Il n’y a rien à voir.

– Si, bien sûr que si.

– (soupir)

– Tu ne me crois pas ? Tu crois qu’il ne se passe rien ? Alors que c’est là, sous ton nez !

– Comme toujours, tu exagères.

– Le gars avec ses tunnels ! L’obus ! Le bief ! L’Association ! Et l’autre là qui vient de Paris ! Le gamin qui débarque ! Un Asiatique !

– D’accord, l’obus, ce n’est pas rien. Mais les pompiers ont été prévenus et…

– Les pompiers ! Alors qu’il y a un Chinois qui débarque et fourre son nez partout ! Un Chinois !

– Et puis quoi ? Y en a, alors pourquoi pas ici ?

– Dans mon jardin ?!

– D’accord, pas dans ton jardin, mais c’est juste un gosse. Ne t’énerve pas comme ça. J’y suis allé voir ce matin, surtout pour te faire plaisir, même si bon, l’autre, il commence à me les… Mais bon, ils étaient sur le départ, tous, sauf le gars bien sûr, mais il m’a compris, je suis sûr qu’il m’a compris, il se tiendra à carreau, je te dis.

Elle n’écoutait pas : « Un gosse ! Un gosse ! Je te parie qu’il est plus âgé qu’il en a l’air. Et puis les Chinois c’est précoce. Regarde leurs gymnastes. Leurs violonistes. Et le gars aux tunnels qui le reçoit chez lui comme ça, comme de juste. Tout ce petit monde qui se promène la nuit dans mon jardin. C’est bien. C’est normal. Rien à signaler. Tu crois que c’est dangereux, un obus ? Un obus c’est rien. Rien de rien. Nada ».

– Bon donc…

– Mais un obus possédé par un Chinois, c’est la guerre, la GUERRE je te dis. Et elle a commencé. Elle a commencé hier, dans mon jardin.

– Un Chinois tu dis ?

– Ouais, genre le mec avec ses cheveux à pointes, là, et son jean de gonzesse.

– Hein ?

– Genre groupe de rock. C’est le pote du petit aux bouclettes, le fils du gars des tunnels. Le gars de l’obus.

– OK. Je vois. Et bien quoi, le Chinois ?

– Je ne le sens pas. Du genre à mettre son nez partout. Avec Bouclettes, ils ont déjà fait une descente chez la mère Chaussas… Peux pas leur reprocher en un sens : ça fait un bail qu’on aurait dû le faire nous-mêmes.

– Tu ne touches pas à la Chaussas. Tu ne t’approches pas, tu ne la regardes même pas. Ton Chinois c’est un gosse. Quand on veut on lui parle, et je te garantis qu’il ne revient pas. La Chaussas, je ne sais pas d’où elle sort, mais c’est une coriace. Ne lui donne aucune raison de s’intéresser à nous.

– Et si elle s’y intéresse déjà ?

– Fais en sorte qu’elle ne trouve rien. Laisse tomber le Chinois, et fais gaffe à elle.

– Et le gars des tunnels ?

– Laisse venir. Faudrait y voir de plus près, dans ses tunnels.

– Pas évident. Ça va demander du temps.

– Prends-le, ce temps.

– S’il s’en aperçoit ?

– Vaudrait mieux éviter. Ça serait bien si on arrivait à le rallier à la cause. C’est peut-être pas foutu. Fais gaffe : la Chaussas a l’œil sur lui. Je ne sais pas ce qu’elle guette, mais elle ne le lâche pas.

– C’est elle qui aurait pris l’obus dans la cabane ?

– Pas sûr. J’en doute. Si c’est le cas…

– Ça va être la guerre.

– Oui. Et plus tôt que prévu.

Son halètement dans le noir, la sensation du béton sous ses paumes. Ses genoux raclent le sol. Le pinceau lumineux de la lampe qu’il tient entre les dents est presque aussitôt englouti par l’obscurité. Il n’y a de toute façon rien à voir. Il s’agit seulement d’avancer.

Un halètement, le cœur qui bat contre les côtes. Les mains attrapent la corde, propulsent le corps au sommet du mur. Il tourne un instant la tête, juste assez pour apercevoir Julien sortir de dessous les barbelés, et il saute. Une douleur sourde dans les chevilles, il l’ignore, il continue, il court, et se prépare à sauter par dessus le tas de rondins.

Il a chaud soudain, très chaud. Il continue d’avancer, puis il n’en peut plus, il s’arrête. Il essaie d’enlever sa chemise, il se tortille, ses mains s’éraflent sur les parois. Il sent l’odeur de sa sueur et tout à coup, tout son corps le brûle et le démange. Il parvient enfin à retirer sa chemise, plaque ses avant-bras nus sur le béton. Il respire lentement, profondément. La lumière de sa lampe lui paraît faiblir.

Sa basket dérape, il bascule en arrière. Le saut était trop court. Il atterrit lourdement au fond du fossé, son dos heurte le sol. Il se redresse dans un bruit de succion, il sent la terre humide en plaques sur son tee-shirt. Il est un peu étourdi. Il entend déjà le souffle de Julien qui doit prendre son élan. Il le voit bondir au-dessus de lui. Il se relève, furieux, s’agrippe aux racines, jaillit hors du fossé, et se met à courir de toutes ses forces.

Il avance. Il a enroulé sa chemise sur l’un de ses avant-bras et il progresse par saccades, en ménageant autant que possible son bras nu. La sueur coule le long de son dos. Il a éteint sa lampe pour l’économiser, et il ne voit plus rien. Mais il n’y a rien à voir.

Le dos de Julien est juste devant lui, il voit sa nuque rougie par l’effort, il entend son souffle précipité. Il pourrait le dépasser, il peut encore allonger la foulée, alors que Julien, lui, il le sait, est à plein régime, il va bientôt céder. Déjà, il perd le rythme.

Il a l’impression que ses oreilles bourdonnent. Il déglutit, s’arrête à nouveau. Il n’est qu’à un mètre de la surface, c’est trop peu pour affecter la pression. Il pense au mètre de terre au-dessus de lui, secoue la tête, se concentre sur la sensation du béton froid sous sa main, la chaleur de la chemise entourant son bras, le bruit râpeux de son jean sur la surface rugueuse. Les battements de son cœur s’apaisent peu à peu.

Le sentier est trop étroit, pas possible de le doubler à moins de se jeter dans les bois. Il hésite, jette un coup d’œil de part et d’autre. C’est un peu escarpé, plein de ronces, il perdrait un temps précieux. Il se concentre à nouveau sur le dos et la nuque de Julien. Il devrait sentir qu’il ne va pas y arriver, qu’il va forcément le doubler, tôt ou tard. À quoi il joue ? À quoi il joue… Sa mâchoire est contractée, il grince presque des dents, il n’y tient plus, à la fin. Il allonge brusquement la foulée et d’un coup d’épaule écarte Julien du chemin. Il court. Il ne se retourne pas. C’est la règle du jeu de toute façon. Seul le plus fort peut gagner.

Il est enfin dans le moulin du haut. Il actionne les manettes, tourne les vannes, la porte se débloque. Il s’engage dans le tunnel qui monte à l’église. Ça sent la terre humide et la poussière. Il éternue, remet sa chemise chiffonnée et tachée. Il avance doucement, effleurant la paroi des doigts. Il n’a pas rallumé sa lampe. Au bout de quelques mètres, il ralentit encore le pas, hésite. Et puis il s’assoit, il replie les genoux contre sa poitrine. Dos au mur, la tête légèrement renversée en arrière, il ferme les yeux.

Kevin saute les troncs d’arbre sans ralentir sa foulée. Les branches lui fouettent le visage, mais il s’en fout. Il voit là-bas Louis, dans la trouée des arbres, le chrono à la main, et à ses côtés un gars avec une veste en cuir noir, c’est celui qui est venu de Paris, et Kevin court avec sa sueur qui lui pique les yeux, il manque de trébucher, mais non, il y est, Louis arrête le chrono. Il ne sourit pas, pourtant Kevin le voit dans ses yeux. Il est content. Le Parisien a un bref hochement de tête, il s’éloigne. Louis jette un regard vers le bois et le suit, après avoir tendu le chrono à Kevin.

Sous le hangar, appuyé négligemment au capot du tracteur, l’homme à la veste en cuir terminait de rouler d’une main une cigarette pendant que Louis, patiemment, attendait qu’il prît la parole. Le Parisien lécha consciencieusement le papier, arracha le bout de tabac qui dépassait, tapota les deux extrémités, l’alluma, et tira quelques bouffée en plissant les yeux.

– Tu sais… commença-t-il. Il s’arrêta, regardant au loin, les paupières papillotantes à cause de la fumée. Il faut être prêt… reprit-il. C’est bien, ce que tu fais, avec ces petits gars. C’est vraiment bien. Est-ce que ça suffit ? il secoua la tête – sans doute pas.

– Je peux faire mieux. Je suis sûr que je peux faire mieux. Dans les villages alentours…

L’homme lui posa la main sur l’épaule :

– Je ne doute pas de toi, Louis. Mais ne te fais pas remarquer, non plus.

– Je suis discret. Vous n’avez pas de souci à vous faire.

– Sois prêt, mais pas de vague. Pas de vague.

– Ne vous inquiétez pas.

– Et le gars aux tunnels ?

– Je gère.

Georges rêvait. Il était dans le tunnel. Il faisait chaud, cette fois d’une chaleur agréable, réconfortante. Le béton était frais sous ses paumes, il avançait doucement, un genou après l’autre, une main après l’autre. Il se sentait profondément en sécurité, et en même temps, bien qu’enserré étroitement par le béton, ce qu’il éprouvait c’était un creusement de l’espace, une ouverture, une sorte de dilatation heureuse. Il se réveilla, les poumons étrangement légers, les mains bizarrement fraîches. Il les posa un moment sur ses joues, puis il se retourna dans son lit, rabattit la couette sur sa tête, et se rendormit.

 

Ivanne Rialland

 


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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)