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Le Jardin de derrière (11) - Où un archange descend du train

Ecrit par Ivanne Rialland 12.02.15 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Le Jardin de derrière (11) - Où un archange descend du train

 

« Faut aller chercher Tristan », proclama Pierre en déboulant dans la chambre de son père à 9 heures du matin. Georges était au téléphone avec sa femme, qui lui annonçait son arrivée pour 11 heures. Il entendait le brouhaha de la gare où se noyaient les paroles d’Hélène, et plaquait le téléphone contre son oreille. Il fit un geste d’impatience en direction de Pierre, répétant : « 11 heures ? Où ça ? Le seul train ? Oui, c’est noté. Oui ! » Quand il raccrocha, il entendit Pierre remuer bruyamment de la vaisselle dans la cuisine. Il mit un certain temps à réaliser qu’il ne connaissait aucun Tristan, qu’il n’en attendait donc pas, et de ce fait n’irait chercher personne, si ce n’est sa femme, à 11 heures, à la gare TGV de Montbard.

Son fils, dans la cuisine, était en train de remplir la cafetière d’eau, et avait posé en vrac des couverts et trois bols sur la table.

– J’ai déjà déjeuné, Pierre.

– Ah, ok. Mais je fais du café. Tu voudras du café ? On a juste le temps.

– Le temps de quoi ?

– Avant de partir. Tristan arrive, je te dis. Il sera à la gare dans, attends… je ne trouve pas ma montre.

– La seule personne que j’irai chercher, c’est ta mère, à 11 heures, à Montbard. Et puis qui est Tristan ? Pourquoi arrive-t-il, et comment, alors que le seul train est celui que prend ta mère, et qui arrive dans deux heures ?

– Il n’a pas pris le TGV : il a pris le TER, et il arrive à Nuits. Et je t’en ai parlé, de Tristan. C’est notre futur bassiste. Enfin, j’espère.

– Il habite à Dijon ?

– Mais non ! Il est de Paris, et il vient me voir. Sauf qu’hier soir, pas de train pour Montbard : alors il est allé à Dijon, il a dormi là-bas, et il arrive maintenant.

– Il ne pouvait pas regarder un horaire ?

Pierre haussa les épaules.

Finalement, Georges ne vit rien d’autre à faire que de mettre ses baskets, sa veste, et d’aller chercher la voiture dans la grange en se coiffant vaguement les cheveux avec les doigts. Pierre le suivait, tout excité.

La gare de Nuits n’était pas très éloignée, mais il fallait pour l’atteindre passer par tout un lacis de départementales. Georges à plusieurs reprises manqua un embranchement et dut faire des demi-tours laborieux sur de petites routes en terre, rebroussant chemin sur plusieurs kilomètres. Pierre ne fit aucune remarque, ne soupira pas, ne se moqua pas de l’obstination de son père à ne pas acheter un GPS. Il se contenait et sa tension, semblait-il, avait d’autres raisons que le souci de ne pas contrarier Georges.

Ils arrivèrent à la gare de Nuits une quinzaine de minutes après le train. La gare était absolument déserte. Le guichet était fermé et l’on ne décelait pas la trace du moindre employé. Même les présentoirs étaient vides : pas moyen dans cette gare de trouver un horaire. Il y avait seulement, toute seule au milieu du hall, une machine automatique rutilante, témoignant que là devaient bien s’arrêter de temps à autre quelques TER. Georges et Pierre traversèrent le hall d’un pas hésitant jusqu’à la porte vitrée qui le séparait du quai, dont l’un des deux battants était ouvert. Là, par l’embrasure, ils virent un peu plus loin, de profil, une mince silhouette d’adolescent adossée à l’un des piliers soutenant la marquise, le visage tourné vers les rails, la main tenant une cigarette. Entendant leurs pas, il se tourna vers eux. Georges en ressentit comme un choc, tant ce jeune homme était d’une fulgurante beauté. Pierre paraissait lui aussi figé sur place, si bien qu’ils assistèrent tous deux immobiles à la souple progression de Tristan vers eux. Il portait un jean noir très collant dans la poche duquel l’un de ses pouces était glissé. Il avait jeté d’un geste léger sa cigarette sur les voies, et avait saisi un sac en bandoulière qu’il avait accroché à la pointe de son épaule. Il avait la peau mate et les traits fins d’un Eurasien. Son tee-shirt étroit accentuait quelque chose d’un peu frêle dans son allure. Pourtant ses bras n’avaient plus leur rondeur enfantine et le soleil rasant soulignait le jeu de leurs muscles sous la peau bistrée.

Tristan serra un peu négligemment la main de Pierre, puis celle de son père, s’excusant de s’imposer ainsi à l’improviste, se déclarant désolé du dérangement, et affirmant qu’il n’aurait jamais osé si Pierre ne lui avait pas dit que cela ne poserait pas de problème. Il était d’une politesse parfaite, sans trace de mauvaise foi. Georges glissa un coup d’œil discret, mais interrogatif vers son fils, qui, tout aussi discrètement, haussa les épaules.

En voiture, les deux adolescents ne se montrèrent guère loquaces. Dans le rétroviseur, Georges pouvait voir leurs visages fermés, chacun légèrement détourné vers la vitre de sa portière. Tout en tâchant de retrouver sa route, il s’efforça d’entretenir la conversation et d’en savoir un peu plus sur la présence de ce Tristan dont, décidément, il n’avait jamais entendu parler. Bien que toujours très poliment, Tristan ne répondait guère que par monosyllabes. Georges lui proposa alors son portable pour prévenir ses parents de son arrivée. Tristan sortit un magnifique iPhone de sa poche, avec un sourire de remerciement. Georges ne put s’empêcher de lui trouver une nuance moqueuse. Après tout, si Tristan avait un portable, ses parents pouvaient le joindre, et voilà tout. À moins que le téléphone ne soit pas le sien. Georges crispa légèrement ses mains sur le volant. Pas la peine de se faire des idées. Ce garçon n’avait pas l’air d’un fugueur. Juste d’un gamin riche un peu capricieux. Il rentrerait lundi par le premier train, et voilà tout. C’était un peu contrariant, qu’il soit là, juste le même jour qu’Hélène, mais tant pis. Ce n’était que pour une journée. Georges se rendit compte qu’il essayait de se rassurer. Comme s’il soupçonnait Tristan de vouloir s’installer là, dans la grange, dans le pré, dans un moulin ou, qui sait, dans le jardin de derrière. Il sentait d’un coup l’étendue de cette propriété, avec ses coins et ses recoins, comme une menace. Découpée, morcelée, ouverte à tous vents. Scrutée, auscultée par Mme Chaussas, jour et nuit, du haut du mur. Hantée par Kevin et Julien. Surveillée par le maire. Surplombée par l’église. Trouée par les tunnels. Qui pouvait dire ce qui traversait son pré la nuit, parmi les hérissons et les chats errants ? Qui s’arrêtait sur la route, regardant la maison, ses semelles en caoutchouc silencieuses sur le béton ? Qui, la nuit, contemplait, assis sur le muret, les évolutions des poissons dans l’eau scintillante du bief ?

Le reste du trajet se passa silencieusement. Arrivé à la maison, Georges gara la voiture dans la cour : il ne tarderait pas à aller chercher Hélène à la gare TGV. Louise les guettait du haut du balcon, mais elle rentra dans la maison dès qu’elle vit les deux garçons sortir de la voiture. Pierre entraîna Tristan pour lui faire visiter les lieux. En se reversant une tasse de café à la cuisine, Georges entendait leurs pas à l’étage. Ils redescendirent rapidement, Tristan délesté de son sac qu’il avait laissé dans la chambre de Pierre, dévalèrent l’escalier du balcon et s’engouffrèrent dans la grange. Louise descendit à son tour et rejoignit son père dans la salle du bas. Elle s’assit un moment à la table à côté de lui, se leva et se posta sur le seuil, le visage tourné vers la grange. Elle battit à nouveau en retraite lorsque Pierre et Tristan sortirent de la grange. Quelques instants plus tard, Pierre traversa la salle du bas et remonta à l’étage. Tristan s’attarda sur le balcon. Par la fenêtre basse, Georges apercevait en partie sa silhouette de dos. Il voyait ses deux mains appuyées sur la rambarde, il sentait son regard perdu dans les lointains. Tristan était juste à l’endroit où Georges s’était arrêté la veille, et les jours précédents, comme debout sur son ombre. Georges rinça sa tasse. Il était presque l’heure de partir pour la gare. Il alla à la salle de bain prendre une douche rapide, remplaça son tee-shirt par une chemise propre et défroissa sa veste. Au moment de sortir, il s’arrêta sur le seuil. Tristan était toujours là. Georges le voyait de profil, légèrement déhanché, la mèche sombre cachant à moitié sa joue. Avec son jean collant et sa grâce presque féminine, il paraissait singulièrement décalé dans ce village de vieilles pierres, ce village pauvre où les murs écroulés de maisons centenaires étaient remplacés par des parpaings, où les adolescents aux cheveux pleins de gel sur leur mobylette pétaradante doublaient les tracteurs sur les petites routes en pente. En même temps, à le voir ainsi tenir le panorama sous son regard, alors que Georges, lui, s’y sentait toujours se dissoudre, le village semblait se réorganiser autour de ce jeune homme, corps étranger certes, mais corps magnétique, imprimant déjà des soubresauts à la limaille étendue à ses pieds. Georges fut saisi d’une brève angoisse qui ressemblait à un spasme d’allégresse.

Il arriva un peu en avance à Montbard et acheta L’Yonne républicaine qu’il feuilleta distraitement en buvant un café au café de la gare. Il ne parvenait pas à retrouver son assiette. Les événements des jours passés prenaient soudain une importance qui le surprenait et sa lecture était sans cesse interrompue par telle ou telle image qui s’insinuait dans son esprit pour exiger impérieusement sa pleine attention. Il s’impatientait, essayait de se concentrer sur le journal, s’apercevait soudain qu’il y cherchait l’annonce de l’ouverture de la grande pépinière qu’espéraient Kevin, Julien et Catherine, la femme de Jean. Il n’y avait rien, rien dans les petites annonces, rien dans le journal, où il cherchait quoi, quoi donc ? Enfin, le TGV de Paris arriva, et il se rendit aussitôt sur le quai. Quelques minutes plus tard, Hélène en descendait, un petit sac de voyage au bras, les yeux cernés, mais égale à elle-même. Elle l’embrassa, râla un peu, sourit de son sourire. Tout allait bien. Elle s’accrocha à son bras jusqu’à la voiture, demanda des nouvelles des enfants, lui demanda s’il ne s’était pas senti trop seul. Non. Si. Sans doute que si. Elle lui avait manqué en tout cas. Beaucoup. Elle lui sourit encore. Il posa un baiser léger sur son sourire, et ils s’installèrent dans la voiture. Tout allait bien.

Elle fronça légèrement les sourcils quand elle apprit la présence de Tristan. Au début, comme à lui, le nom ne lui dit rien, puis elle se souvint que Pierre lui en avait parlé, en effet. Elle ne l’avait jamais vu, et elle n’aurait pas pensé qu’ils étaient amis. À leur âge, c’est vrai que l’amitié ça pouvait aller vite. À tout âge d’ailleurs. Ça arrivait. Oui ça arrivait, opina Georges dans son for intérieur. Mais pas avec tout le monde. Et puis étaient-ils amis ? Georges n’arrivait pas vraiment à s’en convaincre.

Georges et Hélène chassèrent de leur esprit pour un moment Tristan, Pierre et Louise. Pour un moment ils étaient seuls. Sans échanger un mot, ils sentaient se renouer leur intimité, ce bref trajet en voiture se lestant de tous les précédents et, s’y raccrochant par bribes et lambeaux, de tout le reste de leur vie. Georges avait l’impression de sortir enfin d’une pièce à l’humidité pénétrante. Il pensa à la baignoire de l’abri, dans le jardin de derrière. Il commença à parler des travaux à sa femme, avec prudence. Il évoqua à nouveau les conduites souterraines, parla du bief. Hélène acquiesça, distraitement, le regard absorbé par la forêt printanière qui défilait derrière les vitres. Elle demanda, comme sur le quai, tout à l’heure : comment vont les enfants ? puis se tut, n’écoutant pas la réponse.

Louise attendait de nouveau sur le balcon. Elle descendit à leur rencontre et saisit sa mère par le bras, appuyant sa joue contre elle. Quand on lui demanda où étaient les garçons, elle désigna la grange d’un coup de menton, l’air maussade. On y entendait des rires et des bruits de percussions improvisées. Laissant Louise et Hélène gravir les marches jusqu’à la maison, Georges entra dans la grange. Pierre s’arrêta de tambouriner sur le capot du vieux pick-up. « Maman est à la maison ? » « Évidemment. Je ne l’ai pas laissée sur le quai de la gare ». Pierre lui lança un regard noir et sortit à grands pas de la grange, suivi de Tristan, qui époussetait d’une main son pantalon en adressant à Georges un sourire et un signe de tête courtois.

Quand il les rejoignit à la cuisine après avoir garé la voiture dans la grange, Georges trouva Pierre en train de tourner consciencieusement une vinaigrette tandis que Tristan déchirait avec délicatesse la salade. C’est avec la même grâce qu’il mangea son omelette, alors que Louise, assise en face de lui, ne parvenait visiblement plus à cacher sa fascination. Pierre entretenait nerveusement la conversation, questionnant sans fin sa mère étonnée sur le dernier numéro de son magazine. Tristan s’intéressait poliment et posa quelques questions supplémentaires dont il écouta attentivement les réponses. Georges et Hélène échangeaient des regards intrigués.

 

– Merde.

– Quoi ?

– J’ai déchiré mon fute.

– La ferme.

– Ça y est. Je suis en haut. Attrape.

D’une main, Pierre hisse Tristan, l’aide à franchir le dernier mètre, à enjamber le muret, et Tristan met enfin les pieds dans le jardin. Malgré l’obscurité, son sourire est perceptible.

– Le chat du Cheshire, souffle Pierre.

Tristan fait mine de n’avoir pas entendu, se courbe, avance à pas comptés. Pierre reste un moment immobile, écoutant le vent dans les buissons. Vaguement effrayé, il observe les formes indistinctes qui l’entourent et respire à petits coups l’air de la nuit. Puis il se décide, et suit Tristan. Il l’emboutit presque : Tristan s’est arrêté derrière un arbre mince, entouré de ce qui ressemble, dans le noir, à des plantes grasses. « Fais gaffe, ça coupe », l’avertit Tristan. Il désigne les plantes d’un geste de la main que Pierre devine à travers le tee-shirt, au jeu des muscles de l’épaule qu’il a agrippée pour ne pas tomber. Pierre respire l’odeur des plantes, celle de Tristan, celle de la nuit, il regarde la maison où luit une lumière verte, très faible, à une fenêtre.

– Elle ne dort pas.

– Mais si. Il est 3 heures. La lumière, c’est une veilleuse. Un ordinateur. Un aquarium. N’importe quoi. Mais elle dort.

Tristan, d’un pas décidé, contourne l’arbre et le massif et s’engage dans l’allée gravillonnée. Le crissement de ses pas semble pourtant le laisser désemparé. Il s’arrête. Il tourne la tête vers Pierre. Pierre, du pouce, lui désigne la bordure gazonnée. Tristan hoche la tête, brièvement, saute. L’un derrière l’autre, ils s’avancent jusqu’à une porte-fenêtre. Pierre sort de sa poche une mini lampe torche dont il tourne l’extrémité. Le mince rayon lumineux éclaire la dalle de béton incrustée de galets, les vitres biseautées, le bois verni. « Peut-être que ça n’est pas fermé ? » chuchote-t-il. D’un geste vif, irréfléchi, il tente de tourner la poignée en métal forgé. Sans résultat. Tristan lui pose la main sur l’avant-bras, et fait un geste circulaire avec l’index de l’autre main : on fait le tour.

La silhouette mince de Tristan courbée devant lui, le relief aigu des galets sous ses baskets, l’âpreté du ciment qui érafle ses doigts. Son souffle. Une fenêtre luit dans la nuit, noir sur noir. Les deux adolescents y appuient le front, les mains en visière.

Ils distinguent quelques meubles, puis un mouvement, un frôlement. Un rocking-chair se balance. Ils se rejettent brusquement en arrière. Aussitôt, de l’autre côté de la vitre, apparaissent deux yeux phosphorescents. Tristan étouffe un rire et se rapproche. Il tapote légèrement du doigt sur la vitre : « Minou, minou… » Pierre souffle : « Chut ! » mais il sourit dans le noir.

– Le chat du Cheshire…

Ils continuent leur ronde d’un pas plus souple. Pierre prend un plaisir aigu à scruter les pièces obscures à travers les fenêtres. Les bruits assourdis du jardin les protègent. Le vent froisse les feuilles. Les insectes froissent la nuit. Le caoutchouc chuinte sur les galets. La peau s’érode sur le béton que frôlent les doigts. Sous la marquise de la porte d’entrée, la nuit se fait plus noire et plus familière. Ils l’esquivent, butent sur une jardinière en pierre, font un saut léger de côté, s’approchent de la source de la lumière verte.

Un casque sur les oreilles, un tournoiement de lumière dans ses lunettes, Mme Chaussas lève la tête, les fixe droit dans les yeux, l’un après l’autre. Elle se met debout, tend lentement la main vers la fenêtre, baisse d’un coup le store. On entend alors le grincement de la chaise qu’on repousse, puis des pas étouffés par des chaussons. Pierre recule dans le jardin, s’apprête à tourner les talons, à courir, Tristan le retient par le bras. Il ne cesse de répéter, tout excité :

– Tu as vu, tu as vu ?

Elle est déjà devant eux, en pantoufles et robe de chambre molletonnée, soigneusement boutonnée jusqu’en haut. À travers le store, la lumière verte continue de luire faiblement, juste assez pour laisser deviner leurs visages, en souligner les reliefs d’un pinceau terreux. La voisine, en silence, scrute l’ombre, détaille leurs traits. Elle murmure enfin, d’une voix rauque, intense : « Sales morveux. Qu’est-ce que vous venez chercher ? Qu’est-ce que vous venez chercher ? » Elle se tourne vers Pierre : « C’est ton père ? C’est ça ? C’est lui qui t’envoie ? Il croit que je ne vais rien faire ? Que je ne peux rien faire ? ». Pierre sent une angoisse horrible lui tordre les entrailles. Il regarde Tristan, qui sourit vaguement. La lumière verte rend son expression indéchiffrable. Mme Chaussas se tourne d’un coup vers lui : « Et toi, toi… Le Chintoque… » Elle s’arrête. Tristan est médusé, littéralement. Le même sourire sur ses lèvres, mais comme flottant à distance, pétrifié. Pierre crie : « Je vais chercher mon père ». Il part en trombe. Tant pis pour l’engueulade, tant pis pour la tête outrée de sa mère, tant pis pour le regard déçu de son père, tant pis tant pis, il faut arrêter ça, il faut un témoin, il faut quelqu’un pour les défendre, contre la lumière verte derrière le store, la voisine en robe de chambre avec ses yeux d’assassin. Il trébuche sur les massifs, se coupe les doigts aux feuilles acérées des plantes grasses, tremble sur l’échelle, fébrile, affolé, il crie dans la chambre : « Papa, papa ! » Son père se dresse dans son lit, les cheveux hérissés sur la tête, sa mère crie, ils sont déjà dehors, son père torse nu, en jean, pieds nus dans des tongs, sa mère à la fenêtre, échevelée, serrant une couverture autour de ses épaules, l’échelle tremble sous leur poids, et ils aperçoivent Tristan, ils voient la silhouette massive de Mme Chaussas, debout, toute pelucheuse dans sa robe de chambre. Son père marque un temps d’arrêt, marmonnant : « Qu’est-ce que vous avez foutu… »

À l’arrivée de Georges, Mme Chaussas paraît oublier totalement Tristan, qu’elle a jusque-là tenu en respect par la seule force de son regard. Tristan s’affaisse légèrement sur lui-même. Son teint paraît livide, et il courbe le dos, comme honteux.

– Vous, vous… commence Mme Chaussas, agitant le doigt vers Georges.

Elle ne poursuit pas. Georges s’efforce de rassembler ses idées et de prendre un ton raisonnable malgré son trouble : « Je comprends, bien sûr, je comprends votre contrariété. Ce qu’ils ont fait est inexcusable. Mais ce sont, somme toute, des enfants, et à leur âge nous… »

– Nous ? Des enfants ? Vous vous fichez de moi, en plus du reste ?

– Ils ont à peine 16 ans et…

– La belle affaire. Et comme si vous étiez surpris. Comme si vous ne saviez pas. Comme si je ne savais pas.

– Je vous assure que je n’ai aucune idée…

– Ben tiens. Et c’est la deuxième fois en plus. Mais c’est inutile, tout à fait inutile. Je sais très bien ce que vous trafiquez.

– Ce que je trafique ?

– Vous croyez que je ne vous connais pas, vous autres ? Allez, pas la peine de m’envoyer votre fils et son bridé de copain, je peux bien vous le dire : je sais tout. Et je sais me défendre. Ce n’est pas une paire de blancs-becs et un crétin dans votre genre qui auront ma peau, croyez-moi.

Sur ces mots, elle resserre d’un coup sec la ceinture de sa robe de chambre et tourne les talons. Elle claque la porte quand elle rentre dans la maison. Ils restent un moment immobiles, baignés dans la lumière verte qui filtre toujours de la fenêtre, puis Georges attrape par le coude les deux adolescents et les traîne à vive allure vers le muret. Ils redescendent l’échelle en toute hâte et la couchent sur le sol bétonné du jardin de derrière.

Hélène les attend sur le seuil de la maison. Elle s’est entièrement habillée. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ? » s’exclame-t-elle dès qu’elle les voit. Georges lui fait signe d’entrer dans la maison. En passant, il lui enserre la taille d’un bras et l’embrasse sur la tempe. Dans le couloir, devant la porte de la chambre, ils restent un moment tous les quatre debout, face à face. Les deux garçons, l’air piteux, baissent la tête. Georges appuie légèrement le menton sur les cheveux d’Hélène. D’un geste las, il envoie finalement Pierre et Tristan se coucher, sans rien leur dire. Dans la chambre, il remet son bas de pyjama et se couche, ne répondant aux multiples questions d’Hélène que par un seul mot : « Demain ».

Au premier étage, Pierre s’est également couché aussitôt, mais Tristan, assis en tailleur sur son sac de couchage, au pied du lit, ne semble pas du tout décidé à dormir. Pierre devine son torse et sa tête, ses cheveux un peu ébouriffés, dans la pénombre créée par les rideaux mal tirés.

– Tu as vu ? Tu as vu ? répète-t-il.

– On n’a rien vu du tout, grogne Pierre. Juste une veille bonne femme en robe de chambre.

– Une vieille bonne femme ? Tu en connais beaucoup des comme ça ? Tu as eu la frousse de ta vie ! Il rit. Je ne savais pas que tu pouvais courir aussi vite.

– Et toi, je ne savais pas que tu pouvais être aussi pâle ! réplique Pierre.

Tristan se tait un instant.

– N’empêche, reprend-il, rêveur. Elle a baissé le store. Elle aurait pu juste ouvrir la fenêtre et nous engueuler. Mais elle a baissé le store, et ensuite elle est sortie.

– Peut-être qu’elle regardait des sites porno.

Tristan sourit :

– Possible. J’en doute.

– Peut-être que c’était juste un réflexe.

– Tu en as dans ce genre, des réflexes, toi ?

Juste quand il regarde des sites porno, pense Pierre.

 

Ivanne Rialland

 

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)