Le Gardien du verger, Cormac McCarthy (par Léon-Marc Levy)
Le Gardien du verger (The Orchard Keeper, 1965), Cormac McCarthy, éditions Points, 1999, trad. américain, François Hirsch, Patricia Schaeffer, 284 pages, 7,10 €
Ecrivain(s): Cormac McCarthy Edition: PointsSi d’aucuns pensent, et disent, et écrivent, que ce roman, le premier du grand Cormac McCarthy, est une sorte de « hors-d’œuvre » (au sens exact du terme), nous n’avons pas lu le même livre. Tout McCarthy est déjà dans ce roman de l’aube du plus grand écrivain américain vivant. S’il faut pointer un décalage dans l’œuvre, ce serait que ce roman, avec l’immense Suttree, est l’un des rares où le déroulement n’est pas un déplacement géographique, un voyage, le « jardin » jouant pleinement son rôle de petit morceau de territoire, et le vieil homme un manant (du latin Maneo.ere : rester immobile). En plantant son décor dans le Tennessee, près de Knoxville sa ville natale, McCarthy annonce que son roman est une ode au terroir, aux racines, à l’osmose entre l’homme et la terre.
Autour du jardin errent des ombres, des hommes perdus, violents, hantés par la mort. Ils n’ont pas de but, pas d’espoir ; ils semblent attendre mais quoi ? Peu à peu, McCarthy nous convainc qu’ils n’attendent rien d’autre que la fin. D’eux-mêmes. De tout. Enfermés dans des paysages irréels de solitude et de silence, les trois principaux personnages sont écrasés par la puissance symbolique et sacrée de la nature qui les enserre. On pense irrésistiblement aux correspondances de Baudelaire et sa première strophe magique.
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des milliers de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers
McCarthy se fait peintre du sacré, tant ses descriptions relèvent de l’art pictural et coloriste et sont traversées par les thèmes de la vie et de la mort. Toute l’œuvre à venir du maître de Knoxville sera hantée par la matière qui constitue au premier chef ce premier roman : la dégradation, la lente fin de toute chose, le pourrissement et le cataclysme. Dans ce roman qui n’en est pas vraiment un, défilement de tableaux sombres déchirés de lumière et étrangement chargé d’odeurs, McCarthy annonce son futur chef-d’œuvre, Méridien de sang, vaste vision panoptique et désabusée du monde des hommes.
À la fin de l’été, la montagne cuit sous un ciel d’un bleu sans merci. La poussière rouge de la route est de la poudre échappée d’un four à briques. Impossible d’en tenir une pincée dans le creux de la main. Des vents brûlants remontent la pente de la vallée comme une mauvaise haleine, chargée d’effluves de dompte-venin, d’enclos à cochons, de végétation pourrissante. Les talus de terre rouge le long de la route sont couronnés de chèvrefeuille flétri, de vesceron desséché et poussiéreux. Quand arrive la fin juillet les maïs sont assoiffés et fanés, les tiges penchées avouent leur défaite. Tout ce qui subsiste de verdure pâlit et brûle. L’argile craque et se fissure en d’interminables microcataclysmes et partout le calcaire affleure du sol érodé, pareil à des bancs de dauphins se chauffant au soleil, leur dos gris striés arc-boutés contre le ciel infernal.
Dans la relative fraîcheur des bois, la sarigue et la muscadine fleurissent avec une obscène fécondité, et le parterre de la forêt – jonché de vieux troncs moussus, peuplé d’oronges vénéneuses, étranges et solennelles parmi les fougères et la vigne vierge et légèrement inclinées en arrière pour laisser voir leurs ouïes délicates de la teinte du foie cru – a quelque chose de primitif, marais carbonifères où parmi les fumées guettent d’antiques sauriens dans un simulacre de sommeil.
La vibration de l’air, l’état végétal, la précision minutieuse de McCarthy à dire le monde naturel dans ses moindres recoins, ses failles et son déclin produit une poésie inquiète, où toute trace de vie est contrée par la mort, où toute poussée est contrée par sa chute. Tout au long du roman, le champ lexical d’une nature malade et malfaisante domine largement, dans un rythme serré et haletant. Comme dans le passage cité : sans merci – mauvaise haleine – végétation pourrissante – chèvrefeuille flétri – vesceron desséché et poussiéreux – Maïs assoiffés et fanés – leur défaite – pâlit et brûle – craque – se fissure – microcataclysmes – sol érodé – ciel infernal – obscène fécondité – vieux troncs moussus – oronges vénéneuses – la teinte du foie cru – primitif – antiques sauriens. La surcharge du mal est constante, comme elle le sera dans toute l’œuvre à l’exception des derniers romans de la Trilogie des Confins où il semble que McCarthy ait atteint une sorte d’apaisement.
Ce roman a été couronné en 1966 du Prix Faulkner aux USA. L’ombre du maître plane en effet sur cet ouvrage. Mais il faut préciser qu’elle plane sur le ton, le style, le son mais pas sur le propos ni la matière. La nature chez McCarthy est plus présente comme un écrin maudit, les personnages sont plus fatalistes, loin des combattants illuminés de Faulkner, les descriptions – on l’a vu – occupent chez McCarthy une place bien plus importante. La sacralité panthéiste enfin prend ici une place prépondérante.
Néanmoins, c’est de tous les romans de Cormac McCarthy le plus influencé par la musique faulknérienne.
McCarthy est fasciné par la fin des choses et des êtres. Son dernier roman, La Route, est à ce titre une sorte d’accomplissement, de fin de boucle, débouchant sur un monde fini, dévasté. L’excipit de ce roman résonne comme un manifeste littéraire, un écho infini d’une œuvre, l’une des plus belles d’Amérique.
Ils sont partis à présent. Enfuis, bannis dans la mort ou l’exil, perdus, défaits. Sur la terre, le soleil et le vent reviennent encore brûler et secouer les arbres, l’herbe. De ces gens rien ne demeure, aucun avatar, aucun descendant, aucun vestige. Sur les lèvres de l’étrange race qui habite ici désormais leurs noms sont mythes, légende, poussière.
Léon-Marc Levy
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