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Le donjon, Jennifer Egan

Ecrit par Anne Morin 03.10.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Points

Le donjon, trad. anglais (USA) Sylvie Schneiter, 299 pages, 7,50 €

Ecrivain(s): Jennifer Egan Edition: Points

Le donjon, Jennifer Egan

 

Monde réel et monde virtuel, jeux de pouvoir et de rôles, rivalités et complicités, liberté et enfermement s’affrontent, s’opposent et se conjuguent dans cet étonnant roman. Et, insidieusement, on s’y laisse prendre, on se laisse envoûter par les changements de rythme, d’époque, de situation des personnages :

« Ils étaient parvenus à un mur constitué de cyprès. Grand et solide, sans doute lisse autrefois, il ressemblait désormais à un énorme coussin d’où s’échappait le rembourrage. Danny se faufila derrière Howard dans une brèche visiblement creusée depuis peu et, une fois de l’autre côté, le soleil lui chauffa le visage. Il se tenait dans une clairière dallée d’un marbre maculé de taches (…) Danny ne sentit pas aussitôt la puanteur, puis elle l’assaillit : l’odeur de quelque chose enfoui sous terre, émergeant à l’air libre, chargée de métal, de protéines et de sang » (p.58).

Qui prend la main ? Qui relève le gant ? Qui est le démiurge et qui le second couteau, dans cette aventure hors du temps ?

« Steve : tu fais partie de l’équipe ?

Danny : Je… je crois. Je suis le cousin de Howard.

Steve, un grand sourire aux lèvres : Alors, tu rejoins la révolution ? La fin de la vie telle qu’on la connaît ?

Danny : Tu veux dire… l’hôtel ?

Oui, l’hôtel. Sauf que… ce n’est malheureusement que le début » (p.43).

Jennifer Egan s’amuse du choc de la technologie et du vis-à-vis, et de la confrontation inclassable entre les genres littéraires… et le lecteur ressent une angoisse tant elle joue avec/de nos peurs primales enfouies : peur du noir, des bruits assourdis et indéfinis, de la descente dans des souterrains à l’atmosphère de plus en plus rare, peur de la présence inquiétante et jamais révélée. De quoi ? De qui ? Peu importe, chacun pour soi, le décor est planté, couplé avec la sensation de retraite, de réclusion, de vie en autarcie, sensation de faire partie tant des happy (?) few que d’une société secrète.

La confusion des genres, des époques, des continents, des modes d’expression et de communication, mise à jour des non-dits, jeux de piste, tout rappelle le thème du voyageur égaré dans un monde labyrinthique :

« Comparés aux meubles de l’époque médiévale d’à côté, ceux des pièces à l’abandon étaient modernes, sans dater d’aujourd’hui (…) Le vestibule était presque plongé dans l’obscurité, aussi Danny ne vit-il le vieux téléphone fixé à un mur que lorsqu’il passa devant. L’appareil : un cône noir sur un crochet ; Danny se précipita, l’attrapa, le colla à son oreille et écouta, les yeux fermés. Une étincelle de vie ou un vague écho de connexion ? » (p.54).

Pourquoi et comment Danny se retrouve-t-il, dans tous les sens du terme, au pied du mur d’un château en ruine, à la tombée de la nuit, dans un pays d’Europe qu’il ne connaît pas – l’Allemagne –, et démuni de toute possibilité de communication : il n’y a pas de réseau ?

« Il palpa un truc dans une de ses poches et le sortit. Son portable. Il l’avait oublié. Il l’examina, abasourdi d’avoir appuyé sur ses touches et parlé à des gens dans des pays situés à des milliers de kilomètres. Cela semblait tenir autant du miracle que s’il appelait une de ces myriades d’étoiles et qu’une voix lui répondait » (p.119).

Son cousin Howard, perdu de vue depuis très longtemps, qu’il a abandonné avec un groupe d’amis au fond d’un souterrain dans sa jeunesse, l’a fait venir des Etats-Unis. Danny qui traîne ce souvenir comme un boulet répond sans hésiter à l’appel :

« Or Danny savait d’expérience que, lorsqu’on était hors du circuit, ce n’était qu’une question de jours pour qu’on n’ait jamais existé. Tout changeait, bougeait, se réorganisait, personne n’avait une place assurée. L’idée de disparaître de la sorte était pire que mourir pour Danny. Si on était mort, très bien. Mais être à la fois vivant et invisible, injoignable, introuvable, équivalait aux pires cauchemars qu’il faisait où il était réduit à l’immobilité, où il paraissait mort et où tout le monde le croyait mort alors qu’il sentait et voyait tout ce qui se passait » (p.63).

Envie, besoin impérieux de faire peau neuve, il répond présent. Tout s’est inversé : Howard a apparemment bien réussi sa vie et dans la vie selon les critères sociaux du moment, Danny vivote de petit job en petit job.

Si les fissures dans les murs sont parfois béantes, les failles des personnages connectés entre eux par des forces invisibles le sont tout autant. Et de nouveau : qui parle ? Qui répond ? Qui suggère ? Il semble n’y avoir aucun plan, aucun but car c’est un troisième personnage qui tire les ficelles (?) : un apprenti-écrivain prisonnier au cours d’un atelier d’écriture. Jennifer Egan fait basculer les points de vue et les perspectives de cette chambre d’échos où plus rien ne se déroule normalement :

« Ils passèrent devant la fenêtre par où Danny était tombé et continuèrent dans la partie aveugle du donjon, celle où il s’était interdit de s’aventurer. Plus Danny progressait, plus les chuchotements s’amplifiaient, on aurait dit les mots d’une langue incompréhensible » (p.233).

L’écrivain égare son lecteur, ne reprenant jamais tout à fait la main, elle lui laisse du champ… et quand elle l’a perdu, le ferre en lui adressant un clin d’œil : il entre dans la quatrième dimension, dans ce qui pourrait être un grand jeu vidéo, le plonge dans son récit entrecoupé d’allusions au cinéma et à la littérature fantastiques où l’on ne sait plus bien qui regarde qui, qui fait retraite, et qui mène et qui confond :

« Dès l’instant où cette pensée effleura Danny, le côté factice de la ville lui parut d’une évidence aberrante : les bouteilles de soda trop étincelantes sur le chariot d’un vendeur. Les fleurs dans les jardinières. Le sourire que tous affichaient. Danny se leva. La peur le glaça de nouveau mais, contrairement à la veille au soir, son cerveau fonctionnait, élaborait un plan » (p.204).

Et au fond, n’est-ce pas le (fondu au) noir qui éclaire le mieux ?

 

Anne Morin

 


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A propos de l'écrivain

Jennifer Egan

 

Née à Chicago, Jennifer Egan est l’auteur de Qu’avons-nous fait de nos rêves, couronné par le prix Pulitzer et le National Book Critics Circle Award, de La Parade des anges et de L’Envers du miroir.

 

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.