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Le bruit et la fureur (The Sound And The Fury, 1929), William Faulkner (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 24.11.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Roman, USA

Le bruit et la fureur (The Sound And The Fury, 1929), trad. américain, Maurice-Edgar Coindreau

Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Folio (Gallimard)

Le bruit et la fureur (The Sound And The Fury, 1929), William Faulkner (par Léon-Marc Levy)

L’histoire d’une décadence a plus d’une fois fasciné Faulkner. Au point de justifier que l’on se demande si – en basse continue – ce n’est pas éternellement l’histoire du Sud qu’il raconte encore et encore. C’est l’arc de Absalon ! Absalon !, de la trilogie des Snopes et, ici, la grandeur et la décadence de la famille Compson. Le Sud au fond, comme trame romanesque, le Sud et son basculement de la gloire à la défaite, au délitement de son mode de vie, de son modèle économique fondé sur l’esclavage, de sa fierté triomphante.

On a beaucoup dit que lire Le bruit et la fureur est une épreuve redoutable. La structure achrone du roman déconcerte, au moins pendant la première partie, la narration de Benjy. De tous les romans de Faulkner, c’est assurément le plus « difficile », essentiellement en raison de l’absence à peu près totale de chronologie. Faulkner mêle présent et passé dans la tresse serrée d’un récit dont le moteur est le flux de conscience avec ce qu’il implique d’aléatoire et d’inattendu. Et plus encore qu’inattendu, d’imperceptible. C’est là la clé de l’opacité de ce roman : le lecteur ne se rend pas compte de tout. On en a une preuve évidente quand on en est à la deuxième lecture de l’œuvre – c’est le cas ici avant d’écrire cet article – : la première lecture ne nous avait pas fait apparaître les mêmes reliefs, les mêmes sens.

Les seuls repères temporels fixes sont les dates où se situe le point de narration de chacune des quatre parties du roman : celles qui se tiennent à Jefferson (première, troisième et quatrième sections) au printemps 1928 et la deuxième, à Harvard, à l’été 1910. On se rend vite compte que le sujet principal du roman, comme une mesure de l’effondrement de la maison Compson, c’est le temps. Non pas dans son objectivité mesurable, mais tel qu’il est vécu subjectivement par les personnages du roman, le temps de Benjy, celui de Quentin, de Jason et de Dilsey. Faulkner ne regarde pas le temps devant les personnages mais derrière eux, comme dans un rétroviseur. Tous, sont obsédés par le passé, comme Quentin qui se rappelle le cadeau que son père lui avait offert pour lutter contre l’obsession du temps justement :

« C’était la montre de grand-père et, en me la donnant, mon père m’avait dit : Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir. […] Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisses l’oublier parfois pour un instant, pour éviter que tu ne t’essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots ».

Le même Quentin qui se rappelle un peu plus loin la leçon du père sur le temps, celle qui dit que le présent n’existe pas, que le temps n’existe qu’en tant que passé.

« […] papa m’a dit que les pendules tuaient le temps. Il m’a dit que le temps reste mort tant qu’il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n’y a que lorsque la pendule s’arrête que le temps se remet à vivre ».

Et Quentin enfin, quand le spectacle d’une vitrine d’horloger lui saute au visage comme la preuve que le présent n’existe pas, aussi aléatoire que ces heures diverses affichées par les montres exposées :

« Il y avait bien une douzaine de montres en devanture, une douzaine d’heures différentes, et toutes avaient la même assurance affirmative et contradictoire qu’avait la mienne sans ses aiguilles. Elles se contredisaient mutuellement ».

Choisir Benjy comme premier narrateur est un pari fou de Faulkner. Benjy est attardé, incapable de se fixer sur un même sujet plus d’une page. Il entraîne avec lui le lecteur dans un torrent narratif erratique, sautant de flashback en flashback, sans cohérence. Ouvrir le roman par son récit est une véritable provocation de Faulkner, il semble dire « c’est comme ça que les idiots pensent et suis-le si tu peux, si tu veux ! ». Et, curieusement, la fascination du lecteur est très vite captée par ce flux dont le sens, plus que la narration, est la langue même, somptueuse. C’est un manifeste littéraire que Faulkner nous jette aux yeux : la littérature c’est la langue d’abord, c’est la langue-en-soi. L’influence de Joyce sur Faulkner est ici évidente – le flux de conscience d’Ulysse se retrouve dans Le bruit et la fureur avec une netteté frappante. Cette technique narrative interdit littéralement la domination de l’histoire sur la narration elle-même : Faulkner n’est définitivement pas un story-teller.

Commencer par la partie « Benjy » c’est envoyer le lecteur dans les vents et marées de l’océan de conscience sans la moindre aide possible. Évidemment c’est là un choix délibéré de Faulkner, il fait confiance à ceux qui savent lire et envoie un message de mépris à ceux qui ne savent pas (ne veulent pas ?). Comme Proust, Joyce, Wolfe ou Kafka, Faulkner s’inscrit dans la lignée des écrivains qui ne cherchent pas à plaire mais à porter leur art aux limites du possible. Et ce faisant, il rompt totalement avec la littérature de divertissement comme les grands de son époque. Pour Faulkner la littérature est un combat, un engagement total. Il fait le vide autour de lui, en compagnie de Wolfe, d’Hemingway, de Dos Passos. Jusqu’à s’en plaindre d’ailleurs. En 1940, dans une lettre à Bennett Cerf il écrit :

« Qu’est-il donc arrivé à la littérature ? Hemingway, Dos Passos et moi sommes maintenant des anciens : nous devrions être contraints de repousser pied à pied les assauts des jeunes. Mais à ma connaissance il n’y a aucun jeune écrivain qui vaille quoi que ce soit. Je pense à mon époque. Il y avait Lewis, Dreiser, Sherwood Anderson, etc., et nous leur menions la vie dure. Mais aujourd’hui, semble-t-il, la pression qui s’exerce sur nous n’est même plus assez forte pour que Dos Passos et Hemingway continuent à écrire ».

Et l’objection selon laquelle il se réjouissait de ses succès n’est pas une option. Nous parlons ici de l’écrivain William Faulkner, pas du bonhomme.

En fait, à y regarder de près et à condition de re-lire le roman, on s’aperçoit clairement que Faulkner a choisi la bonne structure en commençant par Benjy, parce que cela est le roman même, l’ambition démesurée de Faulkner qui veut le roman total, le roman parfait. Dans « Faulkner à l’université » (cours et conférences prononcés à l’université de Virginie en 1957-1958, Gallimard), à propos de Le bruit et la fureur, on peut lire :

« […] j’ai d’abord essayé de le dire avec un frère, et ce n’était pas assez. C’était la section Un. J’ai essayé avec un autre frère, et ce n’était pas assez. C’était la section 2. J’ai essayé avec le troisième frère, parce que Caddy était encore pour moi trop belle et trop émouvante pour la réduire à raconter ce qui se passait, qu’il serait, pensai-je, plus passionnant de la voir à travers les yeux de quelqu’un d’autre. Et cela a échoué, et j’ai essayé moi-même – dans la quatrième section – de dire ce qui s’est passé, et j’ai quand même échoué ».

Ce roman est une course effrénée à la perfection et, si l’auteur n’en est jamais satisfait, c’est simplement que le roman parfait n’existe évidemment pas.

La complexité de Le bruit et la fureur est une stratégie narrative qui contraint le lecteur à sans cesse éclairer le sens des événements déjà racontés par une autre narration des mêmes événements. William Faulkner crée ainsi un univers clos, qui se répond à lui-même, sans référent externe qui serait issu de la réalité. Faulkner invente l’intertextualité endogène.

Lire Le bruit et la fureur est une expérience littéraire absolue qui place, plus que jamais, le lecteur en position de découvreur. Et ce qu’il découvre est simplement l’un des plus grands romans du monde.

 

Léon-Marc Levy


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A propos de l'écrivain

William Faulkner

 

Ecrivain américain

1897-1962

William Faulkner est un romancier et nouvelliste américain, né William Cuthbert Falkner le 25 septembre 1897 à New Albany, dans l'État du Mississippi, et mort le 6 juillet 1962 (à 64 ans) à Byhalia dans le même État. Publié à partir des années 1920, il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1949, alors qu'il est encore relativement peu connu.

Il est essentiellement connu pour ses romans et ses nouvelles, mais il a aussi publié des poèmes, des ouvrages de littérature d'enfance et de jeunesse et a travaillé occasionnellement comme scénariste pour le cinéma.

Faulkner, qui a situé la plupart de ses récits dans son état natal du Mississippi, est l'un des écrivains du Sud les plus marquants, aux côtés de Mark Twain, Robert Penn Warren, Flannery O'Connor, Truman Capote, Tennessee Williams et Carson McCullers. Au-delà de cette appartenance à la culture sudiste, il est considéré comme un des plus grands écrivains américains de tous les temps et un écrivain majeur du XXe siècle, qui a exercé une grande influence sur les générations suivantes grâce à son apport novateur.

Ses romans les plus connus sont Le Bruit et la Fureur (1929), Tandis que j'agonise(1930), Sanctuaire (1931), Lumière d'août (1932) et Absalon, Absalon ! (1936), souvent considéré comme l'un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature universelle.

 

(Wikipédia)

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /