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Le Banquier anarchiste, Fernando Pessoa (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 15.11.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Langue portugaise, Roman, Christian Bourgois

Le Banquier anarchiste, Fernando Pessoa, Christian Bourgois Editeur, 2021, trad. portugais, Françoise Laye, 120 pages, 6,50 €

Ecrivain(s): Fernando Pessoa Edition: Christian Bourgois

Le Banquier anarchiste, Fernando Pessoa (par Patrick Abraham)

 

« Nous n’avons aucune communication à l’être » (Montaigne, Essais, II, 12)

1- « Je suis pluriel ; je suis innombrable ; à travers mes hétéronymes, je crée les fictions multiples qui me composent, n’étant circonscrit par aucune d’elles, ne me limitant pas à leur somme » : telles ont pu être, un soir pluvieux à Lisbonne, en descendant d’un tram, devant la terrasse d’un café, au milieu de la foule indifférente du Chiado (mais quelle revanche posthume !), face au Tage mélancolique, les méditations d’un promeneur à l’allure presque ordinaire.

Publiée en 1922 dans la revue Contemporânea sous la signature de l’orthonyme, la nouvelle de Pessoa Le Banquier anarchiste déroute depuis cent ans par son titre oxymorique et par sa leçon indécidable : faut-il voir dans ce récit une simple blague ? Un canular, comme il arrivait à l’auteur d’en inventer, illustrant à sa façon le « plaisir aristocratique de déplaire » ou de se contredire cher à Baudelaire ? Un anti-apologue wildien ? Une démonstration par l’absurde de l’inapplicabilité des doctrines anarchistes ? Une anticipation géniale de l’évolution des régimes révolutionnaires ? L’embarras du lecteur, aujourd’hui encore, prolonge le malaise initial.

Le personnage central n’a rien pour séduire. C’est un « grand commerçant », un « accapareur notable » (dans la traduction de Joaquim Vital aux éditions de La Différence (p.7) que l’on devine, dans ses affaires, impitoyable – et très intelligent. Il prend la parole, à une date et en un lieu inconnus, à l’issue d’un repas, afin de prouver aux convives présents que, de sa jeunesse nécessiteuse à son opulence actuelle, il n’a nullement trahi ses convictions anarchistes, comme on le présumerait, mais qu’il les a au contraire accomplies avec rigueur – et qu’il est même le seul à avoir réussi, comme il le déclare dans le pénultième paragraphe, à l’inverse de ses anciens camarades, à se comporter en anarchiste conséquent : « Eux ne sont anarchistes qu’en théorie, moi en théorie et en pratique ; eux sont des anarchistes mystiques, moi je suis scientifique » (p.92, même traduction). Le narrateur joue devant lui le rôle de faire-valoir en le relançant (« Le diable n’en croirait pas ses oreilles ! C’est stupéfiant ! » (p.11) et l’approuvant (« Oui : cela est très curieux » (p.54) dans un dialogue asymétrique aux résonances socratiques.

On l’aura compris, Le Banquier anarchiste retrace les étapes d’un parcours, pour la morale commune et pour le sens commun, scandaleux : comment en effet admettre l’hypothèse que la pensée libertaire ait trouvé sa parfaite concrétisation dans la carrière d’un « accapareur » ? Rien n’a changé dans la société si tout a changé pour le négociant – et pour lui seul. Comme il l’explique sans provocation (mais l’absence de provocation est ici la plus subtile des provocations), c’est en s’émancipant de la domestication par l’argent qu’il s’est libéré. Il a détruit les « fictions sociales » qui tissent la toile de l’oppression capitaliste et assurent sa pérennité puisqu’en s’enrichissant il les a rendues inopérantes – sur lui. Or l’anarchisme, pour libérer l’humanité de ses chaînes et de ses illusions, c’est-à-dire des illusions qui l’enchaînent et des chaînes illusoires, doit d’abord s’attaquer à ces « fictions sociales » qui la conduisent à juger « naturelle » sa servitude (comme pour Montaigne, il n’y a pas de « nature » pour le « banquier », ou elle nous est hors d’atteinte) et à ne pas se rebeller contre elle.

Le « commerçant » est donc bien, selon sa logique implacable, si l’on a suivi avec attention son argumentation, lumineuse ou spécieuse selon le point de vue qu’on adoptera, et si on l’a prise au sérieux, non un traître aux valeurs de sa jeunesse, mais un anarchiste réalisé ; et l’individualisme forcené étant devenu l’instrument d’un altruisme exemplaire, nous n’avons plus, après l’avoir entendu, qu’à l’imiter afin d’échapper nous aussi à l’asservissement.

2- La plupart des lecteurs ricaneront, cligneront des yeux, tousseront, grommelleront : il est évident que le « banquier » se moque et des convives qui l’écoutent, et du narrateur anonyme qui nous rapporte ses propos ; l’anarchisme vise par définition à dépasser l’intérêt personnel ; il ne saurait y avoir d’anarchisme sans projet d’utopie collective ; et la « tyrannie sociale » de l’argent ne doit pas être contestée par un enrichissement éhonté, vidant de son contenu, mais égoïstement, cette « tyrannie », mais par la disparition même de l’argent comme moyen de domination.

Mais le « banquier anarchiste » reste persuadé, acceptons par commodité ce postulat, du début à la fin de son auto-apologie (« Comment soumettre l’argent ? Il n’y avait qu’une manière : l’acquérir. L’acquérir en quantité suffisante pour cesser de sentir son influence » (p.78), de l’authenticité et du bien-fondé de sa démarche. Dans la nouvelle, le dialogue progresse peu puisque ce que le titre énonce et promet s’explicite en quelques lignes ; et il n’y a pas de « chute » déconcertante non plus puisque l’ensemble du récit a pour objectif, de la première à la dernière page, de désarçonner nos certitudes et de charger de brume nos repères.

(« Sur ce, nous quittâmes la table » : phrase ultime, mais non conclusive, du B.A. À chacun de la continuer ; le négociant, supposera-t-on, alourdi par les mets et les liqueurs, est rentré chez lui).

Quel degré de sérieux accorder aux affirmations toujours péremptoires de notre « accapareur notable » ? Doit-on en rire, féliciter Pessoa pour son habileté ou jeter le livre à la corbeille si l’on est un dévot de l’anarchisme ? Et quelle relation établir entre l’auteur et son personnage ? A-t-il voulu nous convaincre que tout positionnement politique est justifiable grâce à la virtuosité sophistique, qu’aucune idée ne contient de critère de vérité en elle-même et que tout dépend de son actualisation par la parole ? Mais ce serait alors considérer le « grand commerçant » comme un plaisantin, un imposteur ou un Gorgias, ce qu’il n’est certes pas.

Nous tournons en rond, nous errons dans la nuit – nuit plutôt joyeuse en l’occurrence grâce à l’alacrité du locuteur principal.

Le véritable « anarchiste », est-ce le « banquier » ou Fernando Pessoa, libéré par l’écriture, et par l’écriture seule, et dans le temps de l’écriture, sous les regards complices d’Alexander Search, d’Álvaro de Campos, de Ricardo Reis et de Bernardo Soares, des « fictions sociales » ?

Si tout est masque, leurre et fiction (genre attribué au récit en 1922, rappelons-le), à commencer par le nom que le hasard de la naissance nous fait porter, la littérature, en assumant ce règne universel de la fiction et l’impossibilité radicale d’en sortir, en faisant de cette impossibilité sa matière, l’auteur « lui-même » fictionnalisé jusque dans son orthonyme, en combattant le mal par le mal donc comme l’« accapareur », qui s’oppose par l’argent à la puissance de l’argent, et comme certaines sectes gnostiques, et l’on se souviendra de la rencontre de Pessoa avec le « mage occultiste » Alistair Crowley en 1930 et de son initiation à l’Ordre des Templiers, constitue peut-être l’unique chance de salut.

Tout écrivain n’est pas « anarchiste » : ce serait trop honorer cette aimable corporation – ou trop la mépriser ; tout écrivain n’est pas continental comme Pessoa.

Mais il y a bien dans la littérature, dans l’acte de se dégager par la fiction des tyrannies fictionnelles, et non dans le mythe tyrannique du littérateur, un anarchisme irréductible.

 

Raison probable pour laquelle on musèle les écrivains : par la prison, les prix littéraires ou les maquignonnages de l’édition.

 

Patrick Abraham

 

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A propos de l'écrivain

Fernando Pessoa

 

Fernando Pessoa naît à Lisbonne le 13 juin 1888. Son frère décède lorsqu’il a cinq ans et, entre 1896 et 1905, il vit à Durban, en Afrique du Sud, où le second mari de sa mère exerce les fonctions de Consul. De retour au Portugal, il ne quitte guère Lisbonne, où il meurt le 30 novembre 1935, pauvre et méconnu du grand public, malgré son rôle incontesté de chef de file du modernisme portugais et l’importance, qualitative et quantitative, de ses collaborations aux revues littéraires de l’époque. De son vivant, Fernando Pessoa n’a publié que peu de livres ; des dizaines de volumes ont vu le jour depuis sa mort.