La Vie des abeilles, Maurice Maeterlinck (par François Baillon)
La Vie des abeilles, Maurice Maeterlinck, Éditions Bartillat (Omnia Poche) – Septembre 2019 Préface : Michel Brix 256 pages – 12 €
Edition: Bartillat
Le titre La Vie des abeilles nous laisse voir, a priori, ces insectes comme des personnages à part entière et nous laisse imaginer une véritable destinée. Le titre ne nous aura pas menti, mais une mise en garde est exprimée par son auteur dès les premières lignes : n’attendons pas de combler ici une hypothétique soif de romanesque, l’imagination n’est jamais requise. C’est une observation affûtée, patiente et méthodique, qui a permis à Maurice Maeterlinck – apiculteur chevronné – de donner naissance à ce livre. Il ne s’agit pas plus d’un précis pour devenir soi-même apiculteur. L’intention la plus claire est sans doute formulée en ces termes : « … voici longtemps que j’ai renoncé à chercher en ce monde une merveille plus intéressante et plus belle que la vérité ou du moins que l’effort de l’homme pour la connaître. Ne nous évertuons point à trouver la grandeur de la vie dans les choses incertaines. » (p. 22)
Le but primordial est donc de s’accorder au merveilleux en ayant pour bases indétrônables le réel. Solidifiant son propos, d’une part par une pratique assidue de l’apiculture, d’autre part par une lecture exhaustive d’ouvrages portant sur le sujet des abeilles (rappelons que le livre a paru pour la première fois en 1901), Maeterlinck nous expose un bref récapitulatif de ce que contiennent les études considérées comme principales, en n’omettant pas les erreurs d’observation ou de déduction qui ont pu être faites, et en spécifiant lui-même ceci : « Quand il y aura doute, désaccord, hypothèse, quand j’arriverai à l’inconnu, je le déclarerai loyalement. » (p. 22)
Avec une telle entrée en matière, nous ne pouvons qu’avancer en confiance dans cette invitation à la découverte. Et la qualité fondamentale de cet ouvrage, indubitablement, est de nous permettre, de nous donner l’impression vertigineuse d’avoir pénétré au sein de la ruche. De pouvoir reluquer sur le bord d’un alvéole, dont l’exactitude mathématique nous fait écarquiller les yeux autant qu’il agrandit le mystère des intentions mellifères. Plus qu’un conteur, Maeterlinck révèle le poète qu’il est : par son style, il nous enveloppe et nous fait marcher dans les voies de la ruche comme dans les rues d’une cité, où les murs et les façades luisent d’un or indéfinissable qu’on n’a jamais croisé : « … en longues et fastueuses draperies d’or aux plis rigides et immobiles, le miel d’avril, le plus limpide et le plus parfumé, repose déjà dans ses vingt mille réservoirs fermés d’un sceau qu’on ne violera qu’aux jours de suprême détresse. » (p. 45) Cette admiration culmine avec la vision d’un « dôme plus colossal que celui de Saint-Pierre de Rome » (p. 44).
Néanmoins, l’auteur ne peut rapidement qu’admettre l’extrême cruauté de la nature, autant que la folie et l’éblouissement de ses créations, aux calculs froids et rigoureux. Au fond, même si l’on voulait éviter les ficelles de l’imagination, il est difficile de se pencher sur l’histoire des abeilles sans y percevoir une fiction extraordinaire : « Nous sommes dans un de ces châteaux des légendes allemandes où les murs sont formés de milliers de fioles qui contiennent les âmes des hommes qui vont naître. » (p. 141/142) C’est pourtant l’impartialité de la science qui semble primer à tout : « … on dirait des gnomes chenus qui méditent, ou des légions de vierges déformées par les plis du suaire, et ensevelies en des prismes hexagones multipliés jusqu’au délire par un géomètre inflexible. » (p. 142) D’une certaine façon, on nous dit que si la poésie (dans son acception la plus large) et la recherche de la vérité trouvent sens dans la vie humaine, ces aspects peuvent déformer toute objectivité. Et si le mystère, tel celui de « l’esprit de la ruche », nous contraint à l’espérance et nous pousse vers « l’ardeur de la recherche » (ce sont les derniers mots de ce livre), une question est soulevée : et si la véritable finalité, à tenir en haute sagesse, était de se résigner à l’inconnaissance ? Une question est corollaire à la précédente : cela est-il acceptable pour l’homme ?
Bien entendu, le regard sur l’organisation des abeilles, et sur les façons dont naît la fondation d’une nouvelle cité, ne peut se détacher d’une comparaison avec l’organisation humaine elle-même. En cela, Maeterlinck souligne combien les abeilles font la preuve de bien plus d’ingéniosité que nous – notamment en termes d’adaptabilité. Un autre trait caractéristique de cette espèce d’hyménoptères est la direction prise, pour leur survie, vers une activité collective permanente, propre à effacer toute velléité individualiste. L’avenir et la durabilité de l’espèce ne s’élèvent qu’en vertu du collectif. En matière philosophique, et s’il fallait encore le rappeler (peut-être plus particulièrement à notre époque), comment ne pas faire usage d’une interprétation pour nous ? À titre informatif, les premiers signes des abeilles remontent à plus de 100 millions d’années.
Nous n’aurons pas de réponse quant aux origines racinaires qui influent sur les intentions de la Nature – et dont on voudrait, sans doute, qu’elles nous disent tout de l’existence de la matière et des raisons de cette existence. Au mot de « Nature », Maeterlinck sait qu’on peut lui remplacer le mot « Providence », « Destin », et plus encore « Dieu ». Parallèlement, on reconnaît que l’évolution se construit à travers des processus logiques et qu’elle n’est vérifiable qu’à ses tâtonnements, à ses essais, sans qu’il nous soit permis d’entrevoir son aboutissement ultime – s’il existe : « [La nature] dispose de deux forces qui ont toujours raison, et quand les phénomènes dépassent certaines bornes elle fait signe à la vie ou à la mort qui viennent rétablir l’ordre et retracer la route avec indifférence. » (p. 182)
Non, nous n’apprendrons pas la vérité avec ce livre – et qui serait assez prétentieux pour affirmer qu’il la détient ? Notre époque ne nous la livrera pas davantage. En revanche, nous effectuons un voyage avec Maeterlinck – et notre récolte est au-delà de ce qu’on pouvait imaginer en première étape. Notre sensibilité n’en est qu’accrue. Nous volons avec les abeilles autant que nous vivons avec elles. Et notre participation à leur implacable sauvagerie – parce que l’avenir forme un horizon toujours plus grand pour elles – est un spectacle non moins édifiant. Par conséquent, l’essence de ce livre se reflète dans le regard ébahi et curieux d’un enfant, autant que dans l’esprit métaphysique d’un homme pondéré et contemplatif. Le style de Maurice Maeterlinck, qui ne repose sur aucune féerie inconsistante, atteint au contraire une poésie qu’on ne peut qu’engager à lire ou à redécouvrir.
François Baillon
Maurice Maeterlinck
Écrivain phare du symbolisme, illustré par des pièces de théâtre comme Pelléas et Mélisande (1892) et L’Oiseau bleu (1908), Maurice Maeterlinck (1862-1949) fut dramaturge, poète et essayiste. Son œuvre diverse s’inspire tantôt de la biologie tantôt de la métaphysique, s’adresse parfois aux enfants et inclut même du théâtre pour marionnettes. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1911.
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