Identification

La vie conjugale, David Vogel

Ecrit par Léon-Marc Levy 27.08.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, L'Olivier (Seuil), Bassin méditerranéen, Langue allemande, Roman

La vie conjugale, mai 2015, trad. de l’hébreu par Michel Eckhardt Elial, 458 pages, 15,90 €

Ecrivain(s): David Vogel Edition: L'Olivier (Seuil)

La vie conjugale, David Vogel

 

Toute la puissance – impressionnante – de ce roman est dans la véritable oppression que subit son principal personnage. Une oppression qui, parce qu’elle est volontaire et choisie, se déploie narrativement comme un cauchemar.

Gurdweil est un petit Juif viennois, sans envergure, sans importance, sans ambition. Il a quelques amis, dont la très jolie Lotte, qui de toute évidence et on ne sait trop pourquoi, l’aime secrètement. Un jour, dans un des cafés de la Vienne flamboyante des années vingt, Gurdweil aperçoit une dame non moins flamboyante, une femme qui d’emblée provoque chez lui un trouble immense.

« Il se sentit soudain pris d’une indéfinissable sensation de malaise, comme à l’annonce d’un malheur proche ».

Cette étrange sensation née lors de la rencontre avec la femme qui sera sa femme, sonne comme un sombre avertissement de ce que sera cette relation faite de haine pure. La Baronne Thea von Takow – c’est ainsi que se présente la dame – sera le bourreau quotidien – cruel jusqu’au pur sadisme – du malheureux Gurdweil, écrasé par une passion masochiste qui le dépasse.

Commence alors un long chemin de la douleur et de la déchéance morale. Entre le mépris, l’infantilisation, la moquerie, la violence morale et physique, Thea va mener – sciemment – Gurdweil au fond de sa propre faiblesse. Elle en a compris les contours, les points sensibles, et elle va s’en servir pour torturer son malheureux mari, sans raison autre que la joie parfaite que cela lui procure.

« La soumission permanente de son époux provoquait et stimulait ses instincts les plus bas, et son appétit sadique, qui n’avait cessé d’augmenter au cours de leur vie commune, trouvait en lui une source infinie de jouissance ».

Et Vienne, la Vienne de Gurdweil – celle de Vogel – est le cadre mortifère de cette histoire. Vogel décortique, chaque lieu, chaque rue, chaque café, chaque maison, chaque personne qui passe. Mais on est loin de la Vienne chantante et joyeuse du cliché traditionnel. Ici, c’est la ville oppressante, menaçante, mortifère. Bruissant déjà, dans le discours de ses habitants, des désastres à venir très bientôt :

« Vous devez faire attention aux Juifs. La ville de Vienne s’est totalement enjuivée. Le sang ne veut plus rien dire… Ils empoisonnent l’air. Sans eux, nous n’aurions jamais perdu la guerre… »

Les bruits, les scènes de la ville se font scansion du halètement intime de l’angoisse de Gurdweil, comme l’expression de ses terreurs :

« A la fenêtre de l’hôtel d’en face, une femme en robe de chambre se pencha vers la rue comme si elle voulait s’y jeter. Gurdweil aurait voulu voir son visage, mais elle gardait la tête baissée et il renonça.

En bas, des charrettes grondaient, une clochette de tramway retentissait, des automobiles klaxonnaient, un fouet claquait ».

Comment ne pas évoquer Stefan Zweig ? Art du récit, tension de l’écriture, portraits d’une précision psychologique absolue, on est proche, dans tous les sens du terme, du confrère juif autrichien. Mais dans l’évocation de la douleur intense, on est plus proche encore de Carlo Emilio Gadda et de sa « Connaissance de la Douleur ». Et ce n’est pas peu dire.

Enfin, cette idée extraordinaire d’écrire en hébreu un roman autrichien. Comme un manifeste en faveur de la langue hébraïque – fort peu répandue alors si ce n’est dans les textes sacrés –, mais en faveur aussi de l’idée sioniste, puisque l’hébreu sera le ciment de la langue nationale à venir.

Immense livre, immense écrivain du seul livre publié de son vivant.

 

Léon-Marc Levy

 

VL3

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)


  • Vu : 4391

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

David Vogel

 

David Vogel (1891-1944) est un écrivain autrichien majeur du XXème siècle.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

Lire tous les articles de Léon-Marc Levy


Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /