La Seconde guerre d’indépendance d’Israël, 7 octobre 2023, Effroi et résilience, Richard Darmon (par Gilles Banderier)
La Seconde guerre d’indépendance d’Israël, 7 octobre 2023, Richard Darmon, Les Provinciales, 2024, 190 p. 18 €

Dans la Bible hébraïque (l’ensemble que les Chrétiens appellent l’Ancien Testament), plusieurs épisodes nullement mineurs font l’objet d’une duplication : la création du monde eut lieu deux fois (d’abord en six jours, ensuite après le déluge) ; les Tables de la Loi furent remises à Moïse deux fois ; la royauté d’Israël fut établie à deux reprises (avec Saül, puis avec David). Conscients de ce phénomène, des Israéliens ont considéré que la guerre commencée après la tragédie du 7 octobre 2023 pouvait être assimilée à une nouvelle guerre d’indépendance, la seconde, après celle de 1948. Elle est en tout cas le plus long conflit que l’État d’Israël ait jamais soutenu.
Ce n’est évidemment pas la même chose que d’être « sur le terrain », au milieu des cris des jeunes filles violées, des odeurs de poudre, de sang, de chair brûlée et de la terreur pure. Mais ce fut une expérience inoubliable et amère : se trouver, au matin du samedi 7 octobre 2023, à son bureau, en train de dérouler des notifications d’un réseau social (Twitter) et de voir arriver subitement des images brutes, qu’aucune modération n’a encore filtrées ou censurées, filmées quelques instants auparavant, mises en ligne aussitôt et répercutées dans le monde entier.
Il fallut se rendre à l’évidence : quelque chose de très grave était en train de se produire en Israël, qui faisait l’objet d’une attaque coordonnée, massive et meurtrière, ce que les grands organes de presse confirmeront quelques minutes plus tard, alors que les événements se produisaient toujours (et que le Qatar publiait un communiqué officiel rendant Israël seul responsable). En 2012, lors de son équipée infernale, Mohamed Merah portait une caméra qui enregistra ses exactions. Seule une poignée d’enquêteurs et de magistrats ont pris connaissance des images, parmi lesquelles celles de l’exécution des enfants de l’école Ozar Hatorah. Les horreurs perpétrées par le Hamas furent vues du monde entier.
Le parallèle avec les attentats du 11 septembre 2001 s’imposa aux commentateurs quelques heures à peine après le début de ce qu’il faut bien appeler un pogrom. Comme lors du 11-Septembre, l’attaque du Hamas fut conduite avec l’effet de surprise, des effectifs relativement restreints et un armement primitif (en tout cas aucune des armes sophistiquées qu’utilisent les forces spéciales dans toutes les armées régulières). Un autre point commun se révéla quelques semaines plus tard, en réponse à une question qui avait été posée très tôt : comment l’armée et les services secrets israéliens, réputés pour leur excellence (l’explosion des appareils de communication appartenant aux membres du Hezbollah libanais, en septembre 2024, une opération qui a réclamé des années de planification minutieuse, montrera que cette réputation n’était pas usurpée), purent-ils ne pas avoir percé cette opération planifiée de longue main ? On se rendit compte qu’en réalité, tous les éléments étaient disponibles et connus, mais que par un savant mélange d’incompétence, de manque d’imagination et de cloisonnement entre les services, personne n’avait envisagé que ce qui s’était produit pouvait seulement se produire. Et, comme toujours, les organismes étatiques ou para-étatiques firent ce qu’ils savaient faire en pareilles circonstances : effacer leurs traces (on n’ose penser qu’il y aurait pu y avoir d’éventuelles complicités internes). L’intrusion d’un officier de haut rang, venu escamoter certains documents qu’on imagine compromettants, dans un quartier général de l’armée israélienne, témoigne de profonds dysfonctionnements (p.30). Cet officier fut arrêté, interrogé et interné en psychiatrie, moyen commode de le soustraire à une enquête publique, avant de le libérer (ou de le faire disparaître discrètement) le moment venu.
Mais les problèmes venaient de plus haut. Les gouvernements israéliens successifs (l’instabilité politique du pays est notoire) avaient adopté une doctrine qu’on pourrait qualifier d’« attalienne », une sorte de marxisme inversé poussant à croire que tous les problèmes sont réductibles à l’économie. Lorsque M. Macron, disciple de Jacques Attali et alors ministre de l’Économie, expliquait en novembre 2015, après les attentats de Paris, que le terrorisme islamique était produit en partie par « des fermetures dans notre économie, dans notre société, les pertes d’opportunité, les plafonds de verre qui sont mis, les corporatismes qui se sont construits qui à la fois se nourrissent de la frustration sur le plan individuel et créent de l’inefficacité sur le plan économique », il illustrait cette doctrine selon laquelle l’économie pouvait tout résoudre et par exemple mettre fin au terrorisme. Le seul exemple d’Oussama ben Laden, richissime héritier saoudien, aurait suffi à susciter la méfiance. Mais cette manière de voir donnait l’impression qu’en déversant des milliards d’aide internationale à Gaza, on réglerait les problèmes, alors que cet argent servit à acheter des armes, équiper une armée et construire le fameux « métro de Gaza », cet immense réseau de tunnels passant sous les immeubles (comme les kamikazes du 11-Septembre, les membres du Hamas excellent à se fondre dans la population). L’approche « attalienne » se doublait de la vision du conflit israélo-palestinien comme d’un classique conflit entre États, sous-estimant complètement une dimension pourtant essentielle : la guerre de religions. Comme l’a relevé un commentateur : le problème n’est pas que les Palestiniens n’aient pas d’État ; le problème est que les Juifs en aient un. Approfondir l’idéologie musulmane ne serait pas un luxe.
Le livre de Richard Darmon a plus d’un mérite. D’abord, il rend aisément accessibles des documents précieux. Qu’ils soient religieux ou politiques, on doit toujours prendre au sérieux les textes fondateurs, si émétiques soient-ils : les écrits de Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, le testament de Hitler (p.136), les Protocoles des sages de Sion…, M. Darmon donne à lire, entre autres, la charte du Hamas, qui énonce clairement ses mauvaises intentions, à tel point que seul un aveuglement épais permet de le prendre pour un mouvement pacifiste. Il publie également le plaidoyer du conseiller juridique d’Israël devant la Cour internationale de justice, après que l’Afrique du Sud, se présentant comme le « noble gardien » des intérêts de l’humanité (une désignation qui provoquera un éclat de rire hystérique chez quiconque connaît un peu cette contrée), a décidé d’accuser l’État hébreu de « génocide ».
Le grand intérêt du livre de M. Darmon tient surtout à ce que deux plans s’y croisent : le politique et la théologie.
En 1981, un philosophe français, Julien Freund, avait montré dans un article le caractère fumeux de la cause palestinienne. Quoi que l’on dise, les Palestiniens n’ont en réalité jamais voulu disposer d’un État (cela s’est encore vérifié en 2000 et 2008) et cela explique l’échec invariable de tous les pourparlers de paix successifs, ainsi que le rejet de toutes les propositions qui leur ont été faites. Si un État palestinien devait voir le jour, il ne serait qu’un pays arabo-musulman de plus, isolé au milieu d’autres nations arabo-musulmanes autrement riches et puissantes ; alors que le statu quo (les Palestiniens sont le seul peuple où l’on puisse être réfugié de père en fils) leur garantit la solidarité du monde arabe, qui rechigne par ailleurs à les accueillir. Et Julien Freund de conclure : « C’est dire que, au même titre que la guerre, la paix dépendra, comme par le passé, de la détermination des Israéliens. Il y a donc un danger qui réside dans Israël même, car il faut savoir combien de temps un pays est capable de maintenir sans faiblesse, au long des générations successives, la volonté de résister aux constantes pressions et menaces de l’extérieur. Il n’y a de paix que pour ceux qui la veulent ardemment, quitte à se battre ». On sait que l’enjeu du sionisme fut de donner aux Juifs un État « normal », où ils pussent vivre comme les autres hommes. Et Israël se rapprochait de cette normalité, avec l’irénisme, l’attalisme et le laxisme judiciaire (p.95) de mise dans les pays occidentaux. Mais le 7-Octobre est venu montrer l’impasse de la « solution à deux États » défendue par les Européens avec plus d’obstination que d’intelligence. On sait, au moins depuis la défection de Ion Mihai Pacepa (1928-2021) que la « cause palestinienne » est en grande partie une invention des services soviétiques, qui firent le nécessaire pour transformer Mohamed Abdel Raouf Arafat al-Qoudwa al-Husseini, un Égyptien, en une « icône » reconnaissable au premier regard, à l’instar de Che Guevara.
Quant à la théologie, M. Darmon rappelle les fondements du droit hébraïque de la guerre (p.49). Une théologie du 7-Octobre est-elle possible, comme tendent à l’indiquer les réflexions du rabbin Moshé Taragin ? Dans un livre paru presque en même temps (Le Chemin de Jérusalem, Une théologie politique), Shmuel Trigano faisait remarquer qu’Israël – pas seulement l’État né en 1948, mais encore le judaïsme entier et dans une large mesure son prolongement chrétien – s’oppose frontalement au projet « moderne » : idéologie « trans », doctrine du genre, matérialisme absolu… Que Judith Butler, l’idéologue de la doctrine du genre, n’ait pas condamné les massacres commis par le Hamas et qu’elle les ait même exaltés (p.110), est lourd de signification et obéit peut-être à une congruité logique. Tout se passe comme si Israël risquait de demeurer ce peuple à part (Nombres 23, 9), ce « signe de contradiction » (Lc 2, 34).
Gilles Banderier
Vivant en Israël, rédacteur en chef de l’édition française du Jerusalem Post, Richard Darmon est journaliste international et expert en géopolitique.
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