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La poésie du trait : Bernard Noël, politique du corps

Ecrit par Matthieu Gosztola 05.09.11 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers, Chroniques Ecritures Dossiers

aux éditions Cercle d’Art (2010).

La poésie du trait : Bernard Noël, politique du corps

 

Chantal Colomb-Guillaume dans « Le partage du dit et de l’indicible » qui ouvrait le numéro d’Europe consacré à Bernard Noël avouait implicitement sa tristesse de ne pouvoir reproduire au moins l’un des dessins de l’auteur du Château de Cène : « Trop modeste pour publier dans ce dossier l’un de ses “labyrinthes”, Bernard Noël trouve pourtant dans le dessin une expression complémentaire de l’écriture ». D’où, signifiée à mi-mots, leur importance, comme l’avait fait déjà le directeur de la collection Signes des éditions ENS en choisissant de reproduire un « labyrinthe » de Bernard Noël en couverture de la publication des actes du colloque de Cerisy lui ayant été consacré sous la direction de Fabio Scotto (sous le titre Bernard Noël : le corps du verbe) ; leur importance, flagrante, eu égard à son œuvre dans son ensemble, qui ne s’exprime que dans sa dynamique cherchant à prendre dans le mouvement de l’intellection autant que du vers et de sa brisure qui le redouble la façon dont l’impensé cherche à tendre irrémédiablement vers le pensé, ce dernier n’étant que mouvement de résolution vers le sens (il s’agit en somme de sa pulsation dynamique qui est la vérité de son identité), sans lui laisser, in fine, cette possibilité, l’impensé devenant, avec Bernard Noël, mouvement de presque-résolution.

C’est pourquoi l’on ne peut faire abstraction de la réalité des dessins de Bernard Noël, pourtant jamais approchée par l’intellection. C’est donc versBernard Noël, politique du corps que l’on doit se tourner si l’on veut avoir la chance de voir (et d’éprouver par le regard continué en imaginaire) ce qui s’affirme dans une existence hors des mots (et dans le hors-champ de la pensée, à bien des égards, comme nous le verrons, bien que les dessins soient constitués de réseaux de formes figuratives) avec une grande force et qui est davantage, d’une certaine manière, que du dessiné.

L’auteur avoue lui-même, mais dans le sens (inverse) d’une humilité cette fois, que le mot « dessin » ne convient pas, mais qu’il se contente de celui-ci, en attendant d’en découvrir un qui soit à même de saisir dans sa vibration sémantique ce qui advient sur la feuille. Bernard Noël, politique du corps est ainsi, principalement, outre les contributions sensibles de Mathieu Bénézet, Jean Daive, Eddy Devolder, et Michel Surya, agrémentées d’inédits de Bernard Noël, l’occasion pour tout lecteur de découvrir la grande force des dessins de l’auteur du Journal du regard, inaperçus jusque-là.

Les dessins (gardons, pour le moment du moins, ce terme générique) de Bernard Noël sont d’une grande réalité. Il est urgent de les découvrir, afin de renouveler notre regard sur l’œuvre du théoricien, prosateur, poète…, mais aussi afin de comprendre dans quelle mesure l’acte d’écrire et l’acte de dessiner se fondent sur une même dynamique, que nous allons analyser. Quelle est cette dynamique ? Il s’agit (mais nous complexifierons ensuite cette affirmation car sa simplicité demeure quelque peu mensongère – affirmation qui doit néanmoins demeurer en ces termes, comme hypothèse de lecture posée avant toute tentative exégétique) d’un même élan d’appropriation de l’espace (la feuille, la page), l’espace qui, de par sa structure même, s’affirme pour l’auteur desPlumes d’Eros comme un territoire.

Bernard Noël est l’auteur de plusieurs monographies de peintres et a, en outre, inlassablement théorisé sa perception de la peinture et de l’espace entourant le tableau (l’espace environnant – quant au territoire que le peintre s’approprie – qui est, paradoxalement, son espace intime, vital), espace dansant avec le corps du peintre qui danse de façon presque infime, presque arrêtée à certains instants, comme si le peintre était figé dans sa danse mais devenant alors dans son non-mouvement la danse même, par le biais de son regard (car la danse continue alors dans l’immobilité : le regard intuitif, sauvage et l’appréciation du regard dansent dans le corps du peintre). Cette danse du peintre est constituée des multiples allers et retours entre la toile (son contact du bout du fleuret – dans ce combat avec l’invisible et le visible – qu’est le pinceau ou le crayon) et le pas de côté qui permet le regard englobant volontairement juge et scrutateur du peintre soudain tout à la fois exégète de son œuvre et idéalement prophète quant à son évolution par quoi sa généalogie va se muer en apparaître s’imposant au point que nulle retouche ne pourra ensuite être convoquée, idéalement (car de nombreux peintres corrigent leur œuvre jusque la veille d’une exposition, ou même pendant l’exposition, comme Bonnard, parfois). Si Bernard Noël pratique depuis quelques années presque tous les jours le dessin, ce n’est pas pour donner inscription véritable à la pratique de la théorie concernant la peinture qu’il a déployée sa vie durant, et d’abord pour des raisons alimentaires, ou fonder semblable théorie dans/par un empirisme tâtonnant (même si un tel acte de fondation apparaît a posteriori). Non, s’il donne l’occasion à l’irruption du signe graphique de s’accomplir très régulièrement dans la trame de sa quotidienneté d’écrivain, c’est suivant la même volonté (que celle en mouvance inlassable dans son travail en proie au/en prise avec le signe linguistique) de faire que son œuvre soit un mouvement perpétuel, mouvement de la main qui ne cesse de dessiner, et mouvement d’ouverture de l’œuvre qui veut prendre en charge l’altérité du signe graphique laquelle n’est nullement soluble dans le signe linguistique. Par le dessin, par sa pratique inlassable, Bernard Noël cherche à ouvrir l’œuvre à ce qui n’est pas elle, à cette altérité radicale qui ne pourra jamais se tenir en elle de telle sorte que l’œuvre la contienne au point de la faire exister non pas comme altérité mais comme part d’elle-même se découvrant une seconde (et comme première) identité qui est d’être en liens profonds avec ce lieu d’accueil. Il cherche en outre, dans le même temps, à faire en sorte que cette altérité éminemment radicale soit en elle-même à jamais mouvement. Car les dessins de l’auteur de Politique du corps sont des tracés qui reviennent inlassablement et anarchiquement sur leur parcours, de telle sorte que le dessin se sur-dessine et se sur-sur-dessine sans cesse – le dessin ne fait que dessiner l’espace qui lui est proche éminemment mais cet espace le constitue en tant que dessin en offrant la condition requise pour que sa possibilité d’apparition soit actualisée et par conséquent lui appartient, puisque le dessin n’est autre que l’espace révélé en tant qu’espace, c’est-à-dire soudain visible, rendu tel par le trait qui fait advenir son existence en la marquant (1) : l’on peut aller par conséquent jusqu’à dire que le dessin se sur-dessine en s’accaparant l’espace qui le jouxte immédiatement –, et ce jusqu’à ce que le territoire de la feuille fasse défaut : il s’agit pour Bernard Noël d’aller toujours davantage dans le détail, de faire que le blanc soit occupé jusque dans ses moindres recoins par les allers et retours torsadés du trait. Bernard Noël cherche à ce que l’œuvre picturale soit mouvement graphique continûment proféré de telle sorte qu’elle n’apparaisse jamais dans une finalité qui permette à safactualité en tant que forme (naissant du support et tirant toute sa force et le moindre de ses frémissements de ce dernier – le dessin n’existant qu’à la hauteur d’un dialogue frondeur et fondateur avec le territoire qui fait la vérité de son apparaître, dialogue instauré par le faire) de s’insérer dans une forme plus grande qui lui donnerait tout son sens, celle-ci se confondant tout à la fois avec l’exégèse et avec les notions d’harmonie et d’achèvement qui lui seraient inéluctablement rattachées : le tableau ou le dessin achevés s’insèrent en tant que cadre dans un autre cadre qui les contient alors et qui est constitué des notions de visée, de finalité, de finition rattachées à toute œuvre qui soit considérée comme achevée, l’idée d’achèvement répondant à (et se confondant avec) un souci d’harmonie qui est autant le fait des canons (fussent-ils anti-canons) que des ambitions intériorisées du peintre, lesquelles sont également canons dans la façon qu’elles ont de structurer idéalement, du moins le peintre le pense-t-il bien souvent, son monde intérieur. Aussi cette activité de l’auteur du Château de Cènes est-elle primordiale en ce sens qu’elle signifie d’une part le mouvement d’ouverture de son œuvre à l’altérité et ainsi sa volonté de ne jamais la refermer sur elle-même, sur un paysage intime, et d’autre part le refus fondamental dans lequel se tient l’œuvre (et fondateur de l’œuvre même), refus d’être une forme qui s’atteint elle-même dans une finalité, arrêtant son mouvement – celui qu’elle donne à ressentir, à percevoir autant que celui qu’elle constitue en tant que trajet –, l’œuvre pouvant rester virtualité en tant qu’œuvre jamais actualisée mais se tenant dans un positionnement de presque-œuvre, positionnement inlassable et comme de résistance face, comme nous l’avons évoqué, tout à la fois aux canons dominants et à la notion d’œuvre, laquelle implique une finition qui, pour possiblement échapper en partie à son auteur, n’en demeure pas moins indiscutable.

Cette volonté propre à l’œuvre graphique de Bernard Noël de faire exister l’espace en tant qu’espace à hauteur de son appropriation et ainsi, paradoxalement, de son annihilation en tant qu’espace (dans le sens d’une pureté – d’un blanc, d’une absence – pouvant être dévoyée en présence) permet d’indiquer une filiation évidente entre Bernard Noël et Henri Michaux (sur lequel l’auteur du Journal du regard a d’ailleurs écrit une monographie publiée aux éditions Unes, laquelle a tout le sens, dès la première vue, d’un parcours jamais arrêté vers l’auteur qui ne peut ainsi jamais se muer en savoir sur l’auteur et au sujet de son œuvre, puisqu’elle s’intitule Vers Henri Michaux), filiation sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus en détails. Pour l’auteur d’Infini turbulent, il s’agit de « [s]aisir ce qui sous-tend ». (Saisir). Saisir ce lieu pour les signes. Ce Lieu des signes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Bernard Noël. Dans l’écriture, il s’agit de faire en sorte que le territoire soit occupé avec ce que l’on n’attend pas et qui va survenir malgré tout, qui va survenir justement parce qu’on ne l’attend pas, et qui a quelque chose à voir avec le corps (2), toujours, non seulement parce qu’il s’agit de dire le corps, de le faire parler, c’est-à-dire de faire en sorte que l’articulation du vers devienne l’articulation de l’organique pensé hors de la sphère de la pensée, mais aussi et surtout puisque le corps ne peut se penser justement que du fait de l’espace (et donc du territoire) qui l’entoure.

Aussi le corps est-il toujours sommé d’apparaître dès lors que se trouve un territoire (ce peut être la feuille, ce peut-être la toile, ce peut être l’espace entre un peintre et sa toile…) qu’il s’agit d’occuper, pour Bernard Noël, avec une grande obstination et finesse dans les détails lorsqu’il s’agit des dessins et avec un souci très intense de laisser présent, visible, ce territoire, dans l’écriture, d’où l’intuition très tôt vécue, mais non théorisée (comme il s’en explique dans l’entretien qu’il donne à Jean Daive dans le Cahier critique de poésie qui lui est consacré) que les blancs (dans Extraits du corps par exemple), les lignes, les traits parfois aussi, sont indispensables, car ils laissent le territoire dans sa géographie, dans sa substance visible, car ils laissent la charpente de l’espace nue, comme l’est la charpente du corps, la faisant exister en la laissant poindre malgré ce qui la recouvre. Comme si la feuille était visible sous les mots dans sa matérialité de feuille et non pas uniquement en tant que support interchangeable, comme si la toile était laissée blanche, nue, par endroits, le grain de la toile étant laissé visible, visible pour la pulpe du doigt. Un peu comme fait Giacometti lorsqu’il ne recouvre pas de peinture toute la toile, façon pour lui, aussi, dans l’insistance avec laquelle il dessine rectangle sur rectangle, entourant ses figures perdues dans leur sphéricité, de redoubler sémantiquement et visuellement l’espace du territoire, en l’occurrence de la toile.

L’espace (le territoire) fait apparaître le corps, dans sa réalité indéfinissable, dans sa non-définition. C’est le territoire qui donne au corps sa corporéité. Car le corps, dans son mouvement, dans son mouvement au sein du territoire, rend l’air autour de lui palpable au point qu’il ne puisse pour Bernard Noël être séparé de la structure même de son corps, au point qu’il devienne part impalpable de cette structure, le corps devenant aussi bien palpable et impalpable, étant autant le réseau de déplacements, de gestes, la dynamique de la gestuelle et des pas, que la corporéité organique immuable, dans la façon suivant laquelle il découpe l’espace par quoi on le désigne d’ordinaire. Le corps devient ainsi tout à la fois corps pénétrant et corps pénétré par l’idée d’espace en quoi il ne se fond pas mais avec quoi il entame un dialogue au point de le faire exister, corps pénétré d’un volume en lequel il s’inscrit autant qu’il le fait advenir en lui donnant une présence du fait de la façon dont il pose des limites qui permettent de l’appréhender comme volume et non comme infini ou indéfini.

Afin de donner aux lecteurs une idée des « dessins » de Bernard Noël, commençons par emprunter la description qu’il en fait lui-même, dans Bernard Noël, politique du corps, afin que la pensée puisse non pas se les figurer, mais être en attente d’eux :

« Depuis des années, une bonne vingtaine, je compose des objets visuels faits d’une multitude de brins d’encre accumulés sur une feuille de papier et, généralement, à l’intérieur d’un quadrilatère horizontal. Ces brins ont des formes diverses : courtes lignes, hachures, courbes, petits cercles, et il s’y mêle souvent de petites figures géométriques ou même de minuscules profils ou des visages, plus rarement des silhouettes d’animaux ou des fragments d’architecture et de végétation. (…) La majorité de mes “objets” est de format A4 sur un papier choisi. Quelques-uns ont une surface triple ou quadruple et quelques très rares (pas plus de quatre en vingt ans) approchent le mètre carré. Les plus courants exigent plusieurs semaines de travail, les autres plusieurs mois et les très grands ont requis des années non pas, bien sûr, d’un travail continu mais de reprises régulières et patientes ».

Le dessin, d’abord, pour Bernard Noël, peut-on penser, c’est le plaisir du geste, continuant le plaisir du tracé des poèmes à la main (contrairement aux romans qu’il a écrits, tous, à la machine), le plaisir du geste, de la mouvance du corps, de l’inscription de sa mouvance, de l’inscription de la vie même du corps dans l’acte d’abord autant que dans la trace, puisque toute vie est d’abord mouvement, la vie se voyant inscrite dans le tissu même de la création, comme si la création pouvait être l’expression même de la vie du corps et en garder la trace.

Le plaisir est d’autant plus grand que, contrairement aux poèmes (ou même à l’infini des calligraphies possibles) le mouvement de la main est libre, non prémédité : « Dans tous les cas », les « éléments » graphiques « surgissent au fil de la plume et s’associent à ce qui est déjà là sans aucune préméditation » (Bernard Noël, politique du corps).

S’il est non prémédité, c’est parce que sa seule raison d’être est justement le mouvement même sur lequel il se construit et auquel il se résume, dont il est l’essence. « [D]u mouvement, car je ne veux pas de l’immobile – ou alors du mobile dans l’immobile », écrit Michaux.

Donner forme à un trajet sans le figer dans son cours mais en lui donnant la possibilité de se continuer indéfiniment, par le trajet du regard qui procède par étapes de hasard, d’un regard scrutateur qui n’est que son propre mouvement échouant à trouver des balises (de sens) où s’arrêter. Car il s’agit  bien d’un mouvement, d’abord. Comme l’écrit Michaux sur l’exemplaire de Saisir qu’il dédicace à Micheline Phankim : « Des mots, des signes, plus de trajets que de sujets ». Il s’agit, pour Bernard Noël, de laisser libre cours à cela. « Faut-il préciser que, chaque fois, tout commence dans l’angle supérieur gauche et, à partir de là, occupe très lentement la surface par avancées irrégulières ». (Bernard Noël, politique du corps). Et dans ce mouvement de liberté libre, il n’y « a rien là d’automatique car la volonté d’accumulation et la volonté de couvrir l’espace sont trop obstinées » (Ibidem). Aussi n’est-ce pas une écriture automatique transmuée en signes graphiques. Il s’agit d’être dans le délié total du corps qui s’enchaîne à son propre mouvement, à sa propre chute, chute indéfiniment répétée de la main sur la blancheur du papier, mouvement qui se nourrit de lui-même, à l’infini, mais, en même temps, face à cette réalité insurpassable du territoire, de la feuille à remplir, à occuper entièrement, à faire exister justement comme territoire en se l’appropriant, il y a de fait toujours une retenue (retenue qu’implique le fait que pour être occupé entièrement, ou plus exactement pour être occupé vraiment, le territoire que constitue la feuille doit l’être dans le détail, dans l’infime, et non grosso modo en ce sens qu’alors le territoire ne serait que le support de la trajectoire d’un signe ou d’une multitude de signes, et non cela même qui se trouve occupé).

La présence du territoire est, d’une certaine façon, indispensable en ce sens qu’elle permet cette retenue, laquelle, absente, interdirait toute liberté du geste, dans la façon que le geste aurait, en cherchant à donner corps à l’impensé sans structure préalable, de forcément s’attacher à une structure, laquelle serait obligatoirement une structure de la pensée, faisant venir à lui justement la pensée alors qu’il chercherait l’impensé. Aussi, Bernard Noël semble répondre à ce qu’écrit Michaux dans Emergences-résurgences, tant leurs trajets semblent, ainsi que cela a déjà été évoqué, proches :

« J’avais déjà fait des aquarelles. Cependant il restait en moi une retenue. Je n’y étais pas précipité. Or ce n’est que, moi précipité dedans, qu’elles valent, qu’elles répondent. Mais j’ignorais que je gardais de la retenue ».

L’on a le sentiment que le dessin a permis justement à Bernard Noël de s’affranchir de l’échafaude de mots qui se trouve sous chaque regard, comme il le théorisera notamment dans Journal du regard (d’où sa remarque comme quoi si l’« obstination » sur laquelle se fonde son tracé n’était pas « épuisante » pour ses yeux, alors elle serait sans doute « depuis longtemps toute » son « activité »), et de faire que l’écriture soit une contre-écriture, comme il l’écrit à propos de Michaux dans Treize cases du je, une écriture capable de s’affranchir du sens (une écriture « insignifiante », il le murmure dans Bernard Noël, politique du corps), de l’emprisonnement du sens.

Ce qui ne veut pas dire que le sens est absent. Car l’écriture est chargée, à mesure qu’elle est destituée de sa sémantique, d’un « sens visuel et même spatial » (Ibidem). Son écriture graphique, dans sa simplicité torsadée en richesse, répond ainsi au désir de Michaux sur lequel l’auteur deMisérable miracle a construit son alphabet de rêves et d’obscurité sémantique : « Et cependant du simple, pour être maniable, manipulable, car je songe aussi à faire une langue… » (Michaux, Saisir).

On pourrait même, ce me semble, aller plus loin. Le sens n’est pas uniquement visuel et spatial, mais le sens des dessins de Bernard Noël est d’interroger le sens, le sens sur lequel l’écriture, quelle qu’elle soit (signes graphiques ou linguistiques), se construit de facto, du fait de la façon dont notre regard est enténébré par l’apprentissage qui le constitue en tant que regard, jour après jour, et depuis l’irruption du sens dans l’articulation première des phrases pendant l’enfance. Toute écriture étant d’une façon ou d’une autre (même les signes graphiques) assujettie à un impératif de sens qui est un impératif véhiculé par le regard (et par l’intériorité sur laquelle il se fonde autant qu’il la fonde), pas seulement dès lors que les signes graphiques ont quelque lien avec la référentialité mais même dans l’abstrait, le regard cherchant alors d’instinct à faire tendre l’informe du côté de la forme, c’est-à-dire de ce qui peut être catégorisé (ainsi devant un tableau de Malevitch, en identifiant des formes géométriques, l’on fait intervenir la référentialité dans ce qui cherche avec force à s’en détacher de toutes les façons possibles).

Aussi, sans chercher à déjouer les pièges de la référentialité, lesquels ne peuvent qu’être posés dans tout territoire sur lequel se construit toute création, puisque de nombreux personnages sont visibles, lisibles, dans ses labyrinthes, même s’ils ne sont qu’une ligne, façon qu’a, semble-t-il, Bernard Noël de répondre à la proposition de Michaux : « Quand on n’est plus qu’une ligne », dans Misérable miracle, au chapitre « Expérience de la folie ». Et du reste ses personnages ne sont-ils que des lignes afin que puisse être « [r]etrouv[ée] la danse originelle des êtres au-delà de la forme et de tout le tissu conjonctif dont elle est bourrée, au-delà de cet immobile empaquetage qu’est leur peau » (Michaux, Saisir).

Par la contre-écriture qui est celle de ses dessins, Bernard Noël interroge le sens qu’implique toute écriture, fusse-t-elle justement contre-écriture. Il s’agit, par le dessin, de renouer avec la pensée sans dénouer l’impensé.

Car le sens devient trajet du sens, trajet de ce qui cherche à se constituer en tant que sens sans jamais y parvenir. « Pas de contour. / Pas faire le tour. / Traverser ! » (Michaux, Saisir). Aussi Bernard Noël donne-t-il à percevoir le trajet de l’impensé qui cherche à se constituer en tant que pensé et qui n’y parvient jamais totalement. Du reste l’impensé est-il toujours du pensé en attente d’être actualisé, et ainsi dénaturé de ses caractéristiques premières. Il ne saurait de fait exister comme impensé exilé de toute catégorisation possible, il n’est impensé que parce qu’il s’oppose au pensé, au sens, et par conséquent n’est impensé que par rapport au sens : c’est le sens qui le légitime, qui lui donne son existence.  L’impensé ne peut être ainsi, dans le meilleur des cas, que montré dans le trajet par lequel il cherche à tendre vers le pensé et à se fondre, à se résoudre en lui. Mais ce qui est merveilleux avec les dessins de Bernard Noël, c’est qu’il montre ce trajet sous la forme d’une asymptote. L’impensé est la courbe qui se rapproche sans cesse d’un point, le point de résolution que constitue le sens, mais ne fait que s’en rapprocher infiniment, indéfiniment, sans jamais l’atteindre.

En outre, et c’est le second point, l’image est la matière première de la pensée. Il s’agirait en somme de rendre la pensée présente de telle sorte qu’elle soit presque palpable, sans dénaturation possible puisqu’elle n’aurait pas à passer à travers le tamis du sens, et par conséquent du langage. Le dessin permet que soient conservées toutes les impuretés de la pensée, tout ce qui échappe à la catégorisation, au langage, à sa structure propre et inaliénable. Le dessin permet que la pensée ne soit pas affaiblie d’une force qui n’est pas transmutable dans le langage, puisque celui-ci a pour vocation première de pacifier notre rapport à l’informe en lui conférant, d’emblée, une forme. Le dessin, même s’il se construit sur un territoire, n’est pas ce qui confère une forme à l’informe. Et donc l’informe de la pensée, l’informe qui constitue en propre la pensée peut rester sauf, comme vierge de toute entreprise d’intellection qui n’est qu’une volonté massive et dissimulée de rendre effectives les catégorisations, de faire parler, et crier même, la volonté de catégorisation qui nous constitue en propre en constituant les bases de notre regard et par conséquent de notre intériorité,  laquelle demeure toujours modelée par notre regard, et donc par le langage, qui est comme la modélisation de notre regard (autant que le regard est la modélisation du langage).

Ainsi, dans le prolongement d’un phrase de Magritte à laquelle Bernard Noël songe souvent, et qui a fonctionné, semble-t-il, comme un déclic en lui, dans le prolongement donc de la « mémoire » de l’auteur des Plumes d’Eros qui lui « chuchot[e] la phrase de Magritte assurant que la peinture est la représentation visible de la pensée » (« Vers Gérard Schlosser », in Gérard Schlosser, Cercle d’Art), ce passage de Michaux semble résonner avec une force telle qu’elle donne un éclairage certain sur l’œuvre de l’auteur d’Extraits du corps : « La journée, la journée presque entière passait en visualisations. / Constamment en ces heures étirées je recevais, les yeux fermés, la preuve que l’image est un certain immédiat que le langage ne peut traduire que de très loin, et qu’elle a dans l’esprit une place vraiment à part, matière première pour la pensée » (Emergences-résurgences).

Cette pensée apporte un éclairage certain sur l’œuvre de Bernard Noël, ou plus exactement sur le trajet qui l’a conduit de l’écriture du Lieu des signes et d’Extraits du corps et à l’entreprise d’élaboration de monographies qui ne sont, dans la lignée de Treize cases du je, qu’une façon de proposer à l’informe de la pensée – sur la peinture notamment – une forme qui fait voler en éclat toutes les formes. Afin que jamais le sens ne soit aperçu de telle sorte qu’il soit figé dans une posture de sens justement, mais qu’il soit toujours un mouvement, un mouvement incessant qui se confond avec le mouvement de notre vie et qui ne s’arrêtera qu’à l’heure de notre dernier regard.

Toutes ces questions, Bernard Noël ne les aborde pas directement lorsqu’il dessine, obéissant à ce qui demeure toujours, semble-t-il, chez lui, de l’ordre de l’intuition, mais l’on peut se demander avec justesse dans quelle mesure justement le questionnement qui suit invariablement pour Bernard Noël la création afin de chercher à connaître l’intuition sur laquelle elle se construit (et qui prend la forme de livres, tel Journal du regard, ou d’articles) n’est pas une façon non de reconnaître cette intuition, et donc de lui assigner les bornes d’un savoir, mais au contraire d’enrichir l’intuition originelle en la plaçant dans une dichotomie de laquelle elle semble grandie, en la plongeant dans le cadre d’une réflexion ouverte de laquelle elle peut encore plus s’affranchir, puisqu’alors elle apparaît dans toute sa spécificité et sa singularité qui est d’être parfaitement étrangère au cadre théorique et aux limitations qu’il instaure.

Ainsi, l’on peut se demander si pour Bernard Noël la théorie n’est pas une manière de faire grandir encore davantage la force de son intuition, en l’assignant à comparaître au sein d’un cadre théorique (fusse-t-il non fermé), afin qu’elle puisse s’extraire de ce cadre. Hors, l’auteur d’écrits politiques sur la sensure, néologisme de son cru pour suggérer la façon dont l’Etat assène la privation de sens, principalement du fait de la mass media, plus que la privation de la matérialité qui le conserve et l’exhale, a toute sa vie mis en actions par la théorie, la prose et la poésie, le questionnement comme quoi : être libre, n’est-ce pas faire l’expérience de la liberté ? Et faire l’expérience de la liberté, n’est-ce pas prendre conscience de ce qui empêche cette liberté ?

De ce fait, il semble extrêmement important pour Bernard Noël de conserver dans le dessin même, le territoire qui est préalable à toute entreprise d’écriture, et qu’il définit en opérant le choix d’une contrainte inaliénable avant chaque entreprise romanesque ou poétique, choix de contrainte qui naît de la proximité de pensée et d’amitié qu’il eut avec Georges Perros, et de laquelle est née une belle correspondance jadis publiée aux éditions Unes. « J’ai toujours écrit (…) en construisant d’abord des territoires définis. (…) Après tout, ce dessous est l’équivalent d’une forme… Le lecteur est-il sensible à ce dessous, à ce cadre, je l’ignore mais il est très présent pour moi… C’est la structure profonde, et invisible », explique Bernard Noël, dans l’entretien avec Jean Daive (Cahier critique de poésie,numéro 21). « J’ai le sentiment que, dès le départ, un trajet, une forme, un trajet et une forme définissent un espace à parcourir, et que, cet espace, je ne le connaîtrai jamais. Parce que l’ayant parcouru, à la fin, je n’en saurais pas plus sur la nécessité qu’a créée l’appelant qui me poussait à faire ce trajet ? L’appelant, c’est la première phrase et cette première phrase, pourquoi, tout à coup, m’apparaît-elle comme la bonne ? Je n’en sais trop rien. Mais je sais qu’à partir du moment où la première phrase… la bonne première phrase… est posée, le trajet va se développer de manière autonome par rapport à ma volonté. Ma seule volonté est de m’obstiner à aller jusqu’au bout, mais je ne mesure ni la distance à parcourir, ni les accidents qui vont survenir… » (Ibidem).

Mais s’agit-il de conserver dans le dessin le territoire qui est comme la forme secrète et invisible permettant l’érection de toute forme poétique ou prosodique, en la faisant exister d’emblée dans sa possibilité même avant de la faire exister factuellement, ou, plutôt, n’est-ce pas la peinture qui a signifié à Bernard Noël à quel point ce territoire, l’élaboration d’un territoire physique propre est primordial, premier à toute édification d’écriture, que les signes soient linguistiques ou graphiques ? L’on sait que le regard de Bernard Noël a été d’abord un regard appelé par la sommation que la forme lui répétait au moyen des tableaux, au moyen des univers singuliers de Magritte, de Masson, de Matisse…

En d’autres termes, la toile ou la feuille de papier assènent très fortement l’idée de territoire, bien plus que la feuille de papier, qui peut être indéfiniment augmentée d’un double (une feuille, puis une feuille, puis une feuille…), ce qui n’est même plus sensible du tout dans le terrain dématérialisé offert par un traitement de texte. Pour que soit sensible le mouvement « hors des bornes » (comme l’écrit Michaux dans L’Infini turbulent, au chapitre « Les Effets de la mescaline »), qui naît des dessins de Bernard Noël, il s’agit de donner une empreinte à ces bornes (de leur donner voix) pour que le mouvement qui part d’elles et s’en affranchit dans le même mouvement (« [s]aisir s’abstrayant de plus en plus (…) » – Michaux, Saisir) soit perceptible.

Cette possibilité d’une écriture qui s’affranchisse du sens mais pas de l’espace, qui grandisse à partir et seulement à partir de l’espace pour s’affranchir aussitôt de tout ce qu’elle véhicule en tant qu’écriture, de sa raison d’être eu égard à la norme : celle qui consisterait à véhiculer un sens, quel qu’il soit, lui a été soufflée, vraiment soufflée (d’où les allusions, sans cesse reconduites, à son œuvre) par les dessins de Michaux auxquels il consacre de très belles pages, Michaux qui « a eu le génie de faire avec simplicité la chose la plus simple : il a sauté dans la vibration, et puisque l’écriture ne pouvait la transcrire, il a inventé une contre-écriture, qui est la vibration même » (Treize cases du je).

Bernard Noël retranscrit au moyen de ses dessins la vibration qui donne existence au territoire en le faisant apparaître. Aussi ne sont-ils pas des dessins mais des indices par quoi le territoire, qui est une absence intériorisée complètement car elle contient en elle-même jusqu’à notre possibilité d’existence, se retourne en présence.

(1) Bien sûr, la toile et la feuille sont déjà un espace se signifiant comme tel, du fait de la matérialité qui leur est indubitablement rattachée, mais alors apparaissent-elles comme factualité et non comme espace proprement dit, ce dernier ne pouvant exister que s’il apparaît, quelque part au sein de la toile et de la feuille, la possibilité du trait, de ce qui va venir, en les marquant, en les gommant en partie en tant qu’espace pur transformé alors en espace-qui-se-révèle, identifier formellement leur existence.

(2) Bernard Noël est connu universellement pour être un écrivain du corps, encore faut-il définir précisément ce qu’est le corps. « Le corps est la scène de tout ce que je me représente : une scène que la représentation efface à mesure qu’elle se développe, et voilà contre quoi je n’en finis pas de m’insurger, si bien que tout ce qui, dans mes écrits, porte le nom du corps, de ses organes ou de leurs attributs, fait partie de cette insurrection : une insurrection désespérée contre une situation qui réduit le corps à être le lieu sans lieu de mes représentations, y compris de la sienne. J’ai beau ramener l’expression verbale à une sudation, à un suintement organique, cela ne l’empêche pas, dès que son émanation s’élève, de transformer l’espace intime où elle surgit en hors-lieu. Dès que la pensée, l’imagination ou même la mémoire s’expriment, l’espace charnel est vaporisé à l’avantage du mental » (L’Outrage aux mots). Cette impossibilité ontologique à parler véritablement de l’espace du corps, sans cesse reconduite dans le geste d’écrire, est un constat fondamental chez Bernard Noël et fondateur de l’entier de son œuvre.


Matthieu Gosztola



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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com