La nuit shakespearienne et le cinéma de Kurosawa-I (par Augustin Talbourdel)
Narration de l’apocalypse et apocalypse de la narration
dans Le Château de l’araignée, Les Salauds dorment en paix et Ran
Prologue
Nul ne s’est mieux aventuré dans la nuit shakespearienne qu’Akira Kurosawa ; nul ne l’a plus profondément sondée non plus. Le réalisateur japonais a composé, avec Le Château de l’araignée (1957), Les Salauds dorment en paix (1960), et Ran (1985), un triptyque cinématographique inspiré de trois chefs-d’œuvre de Shakespeare : Macbeth, Hamlet et King Lear.
Résolvons d’emblée et brièvement le problème de la fidélité diégétique des trois films avec les trois pièces. Dans Le Château et Ran, l’intrigue suit assez rigoureusement la chronologie du drame shakespearien, malgré quelques transpositions dans le scénario ou dans les personnages. Dans Ran, par exemple, Kurosawa remplace les trois filles de Lear par trois fils et mêle les récits annexes avec la trame principale : Tsurumaru, frère de dame Sué, incarne à la fois le « poor Tom », c’est-à-dire Edgar déguisé, et Gloucester puisqu’il est aveugle comme lui. Par endroits, Kurosawa complexifie même l’intrigue shakespearienne, soit en créant de nouvelles filiations entre les personnages : la rivalité fraternelle entre Edgar et Edmond, au lieu de porter sur Tsurumaru et dame Sué, est transposée sur Taro et Jiro ; soit en ajoutant des éléments absents du schéma narratif shakespearien, tels que le massacre de la famille de Tsurumaru et dame Sué et la destruction de leur château par Hidetora, événement rapporté. Le Château, quant à lui, sert de plus près la trame – certes moins dense – de Macbeth. Chez Kurosawa, l’action gagne même en efficacité : le temps que le cinéaste ne passe pas à mettre en scène les meurtres – ceux de Duncan et de Banquo n’apparaissent pas à l’écran –, il le consacre à peindre la solitude de Macbeth dans la « forêt de l’araignée », où les prophéties faites par un « esprit malin » – Hécate ou les sorcières de Shakespeare – éveillent son orgueil et nourrissent sa fureur. Enfin, Les Salaudssont à Hamlet ce que La Chevauchée fantastique est à Boule de suif : une reconstitution libre de la tragédie élisabéthaine dans le Japon moderne de Kurosawa, quand John Ford redonne vie à la nouvelle de Maupassant dans l’Arizona aride de la fin du XIXe siècle. En somme, dans Le Château et Les Salauds comme dans Ran, le drame shakespearien se répète à l’infini, tantôt comme tragédie tantôt comme farce, et le dénouement arrive toujours à point, « like the catastrophe of the old comedy » (1).
« Things that love night »
Quand, dans King Lear, Kent parle des « êtres qui aiment la nuit » (2), il entend par nuit non seulement l’obscurité dans laquelle le monde est plongé, mais aussi celle qui tombe progressivement sur l’être, thing dans l’anglais de Shakespeare. Kent, alors accompagné du roi et de son fou, comprend que ce cortège délirant a, dans sa folie, atteint le crépuscule de la raison. La nuit tombe plus tôt dans King Lear que dans les autres pièces de Shakespeare ; la folie s’empare du roi dès l’ouverture de Ran, après le songe d’Hidetora, seul au milieu d’une vallée verte et déserte. En somme, les personnages shakespeariens pressentent, avec une sagacité propre à la démence, la nuit qui guette l’âme dans son sommeil, lorsque la raison ne veille plus. Plus encore : ils jouent avec la nuit, comme Edmond qui conseille à Edgar de fuir son père immédiatement puisqu’il a la « faveur de la nuit », « the good advantage of the night » (3) ; ou comme Banquo qui prévoit d’emprunter à la nuit ses heures les plus sombres (4). N’est-ce pas dans la nuit aussi que Koichi Nishi, protagoniste des Salauds dorment en paix, œuvre depuis la mort de son père, cinq ans auparavant, pour venger son honneur comme Hamlet venge celui du roi ? N’est-ce pas avec la nuit qu’il joue pour mener à bien sa vengeance, lorsqu’il pousse Shirai à la folie en faisant apparaître Wada à plusieurs reprises, comme le spectre de Banquo au banquet de Macbeth ? Chez Kurosawa aussi, la nuit envahit l’écran : dans Ran, le ciel s’obscurcit à mesure qu’Hidetora sombre dans la folie et emporte tout le monde avec lui, obéissant ainsi à la prophétie du fou chez Shakespeare (5). La lutte entre la nuit et le matin (6), c’est-à-dire entre la folie et la raison, a lieu à la fois au sein du cosmos tout entier et dans l’âme humaine, reproduction miniature du cosmos. C’est pourquoi, lorsque l’« esprit malin » s’empare de l’homme, lorsque ce dernier emprunte « la voie du démon, la voix de la passion démoniaque » (7), alors le ciel et la terre se déchaînent et génèrent un chaos représenté en grandeur nature dans Ran. Autrement dit, chez Shakespeare comme chez Kurosawa, la nuit sert de cause première au drame.
« Nothing can come of nothing » (8)
Que le drame shakespearien – c’est-à-dire, pour faire bref, le long cheminement de l’intention jusqu’à l’acte, de l’idée jusqu’à son accomplissement – ait une cause connue, cela n’a rien d’évident. Au contraire : si le crime de Macbeth survient si tôt dans la pièce, c’est non seulement pour raconter la dégénérescence du criminel mais aussi pour comprendre ce qui l’a poussé à l’action. Autant on identifie plus ou moins aisément la cause du meurtre dans Hamlet : dans Les Salauds, Nishi éprouve tant de difficulté à passer à l’acte qu’il mourra avant d’avoir atteint son beau-père, contrairement à Hamlet ; autant l’incipit de King Lear attend, lui aussi, son incipit, si bien que Lear lui-même rappelle à deux reprises que rien ne peut advenir de rien (9). De même que, par cette remarque, Lear demande à Cordelia de parler pour qu’advienne le drame ; de même les messagers successifs informent au roi Duncan, puis à Macbeth et Banquo, leur fortune respective, séquence portée à l’écran par Kurosawa grâce à une succession de messagers qui portent la nouvelle à Washizu et Miki. Autrement dit, au commencement du drame shakespearien est le verbe (logos) : une lettre dans Macbeth, une révélation par le spectre du roi dans Hamlet, la tirade des trois sœurs dans King Lear. Le reste de la pièce est consacré à dérouler ce logos originel, comme on déplie un vêtement, et il suffit aux personnages de laisser les cinq temps de la tragédie faire leur œuvre, car seul « le temps dévoilera ce que l’astuce cache en ses replis » (10).
L’art que Kurosawa emprunte à Shakespeare est celui de l’apocalypse, autrement dit de la révélation. La fin de la pièce coïncide toujours avec la fin d’un monde, puisque ce dernier « n’est pas pour toujours » (11). Bruyante et guerrière dans le Japon médiéval du Château de l’araignée et de Ran, cette révélation a lieu dans les ténèbres et le silence dans Les Salauds, lorsque Keiko et Tatsuo apprennent la vérité sur leur père. Chez Shakespeare comme chez Kurosawa, l’apocalypse atteint tout et tous : le sujet de la narration, l’objet de la narration et la narration en elle-même. Le premier est en proie à la folie, le second ne signifie rien et la troisième est pleine de bruit et de fureur. Autrement dit (Macbeth, V, 5) :
« It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing ».
Augustin Talbourdel
(1) « He comes, like the catastrophe of the old comedy ».
« Il arrive à point comme la catastrophe de la vieille comédie » (King Lear, I, 2)
(2) « Things that love night
Love not such nights as these ».
« Les êtres qui aiment la nuit – n’aiment pas de pareilles nuits » (King Lear, III, 2)
(3) « You have now the good advantage of the night » (King Lear, II, 1)
(4) « I must become a borrower of the night
For a dark hour or twain » (Macbeth, III, 1)
(5) « This cold night will turn us all to fools and madmen ».
« Cette froide nuit nous rendra tous fous et frénétiques » (King Lear, III, 4)
(6) « Macbeth : What is the night ?
Lady Macbeth : Almost at odds with morning, which is which ».
« Macbeth : Où en est la nuit ?
Lady Macbeth : – À l’heure encore indécise de sa lutte avec le matin (Macbeth, III, 4)
« Malcolm : The night is long that never finds the day ».
« Malcolm : Elle est longue la nuit qui ne trouve jamais le jour ! » (Macbeth, IV, 3)
(7) Le Château de l’araignée, monologue de l’« esprit malin ».
(8) « Lear : Nothing can come of nothing : speak again »
« Lear : De rien, rien ne peut advenir : parlez encore » (King Lear, I, 1)
(9) Deuxième occurrence : King Lear, I, 4
« Lear : Why, no, boy ; nothing can be made out of nothing ».
(10) « Cordelia : Time shall unfold what plighted cunning hides » (King Lear, I, 1)
(11) « This world is not for aye »
« Ce monde n’est pas pour toujours » (Hamlet, III, 3)
Nos éditions de référence pour les pièces de Shakespeare citées sont : Othello, Le Roi Lear, Macbeth, trad. François-Victor Hugo, GF-Flammarion, 1969 ; Comme il vous plaira, trad. François-Victor Hugo, GF-Flammarion, 1993 ; Hamlet, trad. François-Victor Hugo, GF-Flammarion, 2005.
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