La mer en face, Vladimir de Gmeline (par Philippe Chauché)
La mer en face, septembre 2018, 424 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Vladimir de Gmeline Edition: Les éditions du Rocher« Ce voyage en Allemagne, c’est une drôle d’idée. Un besoin de solder des comptes avec le passé. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents communistes, je n’ai jamais vu le film, mais j’ai le titre bien en tête. Parce que Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des oncles nazis, celui-là je l’ai vu en vrai, je l’ai vécu ».
La mer en face est un inouï roman de guerre, une guerre que le narrateur livre au passé familial, une guerre aux silences et aux dissimulations. Un roman noir, où le sang versé hier n’a pas encore séché. Un retour sur le passé, pour qu’enfin il se découvre, qu’il révèle ses secrets, ses démons, et ses crimes. Le narrateur fait le voyage avec son ami Guillaume, un frère de sang, pour voir la mer. La mer qu’une dernière fois ont vu les Juifs assassinés lors de la Shoah par balles : On va les faire se tourner, face à la mer, le dos exposé aux tireurs, et leurs corps seront jetés dans le trou creusé dans le sable, juste à l’endroit où ils seront tombés, et où s’amoncellent déjà des dizaines de corps.
La mer en face, que l’on regarde, comme l’on regarde la mort, Vladimir de Gmeline en fait un roman, comme en son temps Hemingway, un art de faire vivre et résonner l’art romanesque, dans le trouble, la douleur, le doute, la fidélité à l’Histoire. L’art du roman est un révélateur et une traque, une querelle avec le silence des hommes, et leur vaine mémoire sélective. L’un des témoins de ce crime se livre sous les yeux des deux voyageurs solitaires, sa parole complice des crimes et des mensonges surgit dans le roman, comme d’autres surgissaient dans les films de Claude Lanzmann : Dans les camps on n’a fait que regrouper les Juifs. Pas les exterminer. Ces histoires de chambres à gaz, de fours crématoires, c’est faux. Vous avez vu les bâtiments, les cheminées ? Non. Ils n’existent plus, parce qu’ils n’ont jamais existé. Il n’en dira pas plus, et ils n’en sauront pas plus sur les visages détruits face à la mer, rayés de l’Histoire et des histoires des hommes complices. De l’aventure allemande, une autre naîtra, au Canada, sur les pas d’Ivan, le fils du narrateur, lui aussi menacé par des hommes sans scrupules. Une quête familiale, pour d’autres vérités et mensonges. Il n’a pu sauver la mémoire des Juifs massacrés face à la mer, il va tenter de sauver son fils des griffes de trafiquants d’anabolisants et d’hormones de croissance.
« J’ai dit à Ivan de remonter se coucher. Cette fois, je l’ai embrassé sur le front. Je ne dormirai pas. Je monterai la garde. Je n’ai pas besoin de dormir. Juste ce qu’il faut, et ce sera très court ».
La mer en face est un saisissant roman à la narration vive et étourdissante, porté par l’art du dialogue, cette manière de faire flamber l’histoire, d’enflammer le récit – T’as raison. Pas d’intermédiaire. Tu paraîtras plus solide. Faut leur mettre un coup de pression. Si tu te sens de le faire. – En ce moment, je me sens de tout. C’est moi qui n’ai plus de limites. –, de le faire rebondir, d’ouvrir de nouvelles portes au récit, ce que Vladimir de Gmeline maîtrise de façon admirable. La mer en face est une affaire de famille, un oncle vénéneux dont l’ombre macabre hante le roman, des femmes en colère, et des enfants ; une affaire romanesque, des énigmes à résoudre, avec la détermination d’un chasseur de gros gibier, qui sait attendre et frapper quand l’heure est venue. La mer en face est un roman stylé et ciselé, un roman de l’attente et de la patience, où l’on se sauve de la chute, où les éclats de la nature éclairent l’intrigue, d’Allemagne au Canada, du Vercors à la Bretagne. La nature oblige à s’accorder à ce quelle dévoile. La mer en face est aussi le roman de ce dévoilement.
« Je contemple la mer. Je pense à ce garçon. A son dernier regard, à sa dernière vision. Je voudrais me dire qu’il est avec nous, qu’il sait que nous pensons à lui. Cette fois j’étais là ».
Philippe Chauché
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