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La Maison hantée, Shirley Jackson (par Jacques Desrosiers)

Ecrit par Jacques Desrosiers 23.09.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Rivages/noir, Fantastique, Roman

La Maison hantée, Shirley Jackson, trad. anglais (USA) Dominique Mols, Fabienne Duvigneau, 270 pages, 8,20 €

Edition: Rivages/noir

La Maison hantée, Shirley Jackson (par Jacques Desrosiers)

 

La Maison hantée (1959) de Shirley Jackson, tout comme sa plus célèbre nouvelle, La Loterie, est fait pour vous maintenir sur la corde raide du début jusqu’au-delà de la fin, parce que Jackson ne cherche pas à résoudre une énigme ou dénouer une situation, mais à révéler, à travers l’horreur ordinaire, de sombres vérités humaines. Les humains en question avaient d’ailleurs réagi violemment à la parution de La Loterie dans le New Yorker en 1948 : déluge de plaintes à la revue, désabonnements massifs, on lui demanda de s’excuser d’avoir écrit une telle histoire, et les gens du village de la côte Est où elle vivait, même le facteur, cessèrent de lui adresser la parole. Des crédules voulaient savoir où pouvait bien se dérouler ce genre de tombola aux États-Unis. Jackson a bravement ignoré toutes les demandes, n’a jamais accepté d’expliquer cette histoire à glacer le sang. Si une barbarie sauvage pouvait faire irruption dans de tranquilles villages une fois l’an par fidélité à une ancienne coutume, c’est qu’elle était incrustée à l’intérieur des familles, entre les parents, les enfants, les voisins, les amis.

La Loterie devait sa force en partie à l’artifice de la chute, où Pierre Michon a raison de voir une « règle un peu sotte » de la nouvelle, comme il le dit dans Le Roi vient quand il veut. De grands nouvellistes, pensons à Tchekhov, s’en sont amplement passé. Mais elle a toujours sévi dans les nouvelles à l’américaine. Celle de La Loterie, l’une des plus spectaculaires qui soit pour qui n’est pas prévenu, rachète l’artifice, parce que loin de clôturer bêtement le récit comme par un tour de passe-passe, il l’ouvre sur un abîme.

La Maison hantée se termine aussi sur une façon de chute, mais assez prévisible, qui vise moins à ébahir le lecteur qu’à sceller le destin de son personnage central, une jeune femme prisonnière d’elle-même depuis ses jeunes années. Jackson confine toujours ses personnages quelque part, dans un village, une maison, une famille, voire dans leur tête, et chauffe ce confinement à blanc. Le roman s’ouvre sur un magnifique incipit :

« Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire ».

John Montague, anthropologue passionné par les phénomènes paranormaux, réunit autour de lui trois personnes triées sur le volet, Eleanor, Theodora et Luke, pour se pencher avec eux sur l’énergie malicieuse que dégage ce vaste manoir situé au bout de nulle part, et qui a été au fil du temps la scène de morts violentes et mystérieuses. Eleanor arrive avec un lourd dossier. À douze ans, des pluies de pierres s’étaient abattues pendant trois jours sur la maison familiale, poltergeist, qui avait créé un fossé désormais infranchissable entre la famille et le voisinage. Fragile, sans amis, elle traîne aussi un sentiment de culpabilité face à sa mère dont elle s’est occupée toute sa vie tout en la détestant, et dont elle impute la mort à sa propre négligence. Elle a accepté l’invitation de Montague pour s’échapper des relations difficiles avec sa famille.

Theodora est son contraire parfait. Femme pleine d’entrain, ouverte, sociable, guère peureuse et qui possède un don de télépathie. On peut penser que, dans sa vie privée, elle forme un couple lesbien avec sa coloc, mais tout ce qui est clair est qu’elle n’est pas complètement hétérosexuelle, malgré un flirt avec Luke. Le rôle de cet élégant héritier de la maison, jeune et fantasque, est surtout d’équilibrer le quatuor et de brouiller les vagues rapports qui sont en train de se tisser entre les deux femmes. Eleanor, qui songe naïvement à aller vivre avec Theodora une fois l’expérience terminée, semble s’amouracher d’elle peu à peu, mais cet élan à sens unique n’est évoqué que par la bande et semble surtout un appel à l’aide.

La bataille ne tarde pas à commencer entre la maison et ses occupants. D’abord son architecture n’est pas normale ; des murs trop longs ou trop courts, les angles légèrement faussés partout, les chambranles des portes un peu inclinés. Les quatre font vite l’expérience de phénomènes terrifiants : coups massifs dans les portes des chambres où ils dorment, couloirs tapissés d’inscriptions brutales pendant la nuit, barrière de froid infranchissable, escaliers soudainement branlants, bref les ingrédients classiques du genre. Les deux femmes sont ainsi amenées à partager une chambre, où la peur d’Eleanor atteint un sommet dans l’une des meilleures scènes d’épouvante du livre. Pétrifiée en pleine nuit par des gémissements provenant d’un enfant dans la pièce voisine, elle pousse un cri de terreur et agrippe la main de Theodora… qui se dresse sur son lit à l’autre bout de la chambre. « Mon Dieu, à qui était cette main que je tenais ? ».

Comme elle voit et entend plus de choses que les autres, on commence à se demander si certaines de ses perceptions ne sont pas le fruit de son imagination. Les maisons hantées le sont souvent moins que les gens qui s’y trouvent confinés. Mais Jackson, obéissant aux règles de l’art, a prévu d’inquiétants phénomènes dont les quatre sont témoins. Après tout, l’historique de la maison est parsemé de morts mystérieuses. Rappelons-nous l’incipit : ce n’est pas une maison saine. Elle finira par posséder Eleanor, au point que Montague jugera urgent qu’elle fasse ses valises, alors que la jeune femme en est venue à se sentir chez elle ici. Est-il seulement possible qu’elle quitte les lieux ? Car Montague a un adversaire de taille : la maison elle-même.

Réalités ou hallucinations, donc ? Fantasmes sexuels peut-être ? On se retrouve dans le débat qui a divisé les lecteurs du Tour d’écrou d’Henry James : la gouvernante des deux enfants délirait-elle, sur fond de motifs sexuels, ou ces fantômes existaient-ils en dehors de son imagination ? La Maison hantéepréserve aussi sa précieuse ambiguïté jusque dans les dernières lignes, qui reprennent l’incipit mot pour mot. Jackson n’écrit pas dans un style relevé comme James, ou Poe, mais elle crée autant de frayeur qu’eux en décrivant la folie ou en racontant des choses extravagantes sur le même ton neutre que tout le reste.

Dans son essai sur le roman d’horreur, Stephen King date la naissance du gothique sudiste dans la littérature américaine à la scène finale de Sanctuaire de Faulkner où Popeye, debout sur l’échafaud, la corde au cou, les mains liées dans le dos, soigneusement coiffé, demande au bourreau de lui replacer les mèches qui lui retombent sur le front : « Je vais t’arranger ça », lui répond le bourreau, et il fait basculer la trappe. La scène appartenait au gothique parce qu’elle exprimait quelque chose de terrifiant dans l’imagination. À l’aube des années soixante, La Maison hantée a ouvert la voie au nouveau gothique américain, où, explique King, un lieu d’enfermement déchaîne un « narcissisme étouffant » chez un personnage obsédé non par un maléfice extérieur ni même par le sexe, mais par un miroir symbolique, par lui-même, par ses problèmes personnels.

Peut-être qu’Eleanor, incapable de se déprendre de sa famille, n’a pas voulu échapper à l’emprise de la maison, qui sait si l’idée de devenir libre ne la terrorisait pas ? Eleanor reste une projection de Jackson, vertement méprisée par sa propre mère qui l’a dénigrée toute sa vie, même au faîte de sa célébrité (on a fait remarquer qu’il y a souvent des matricides déguisés dans ses histoires). Et visiblement le sort des femmes la préoccupait : la victime de la loterie était une femme, celle de la maison hantée aussi. Le roman, rappelons-le, a été écrit dans une Amérique où régnait un oppressant conformisme moralisateur.

 

Jacques Desrosiers

 

Shirley Jackson, née en 1916 en Californie, est l’auteure de plusieurs romans d’épouvante et de nombreuses nouvelles. Établie sur la côte Est après son mariage, elle publie régulièrement dans le New Yorker, où est parue La Loterie, conte noir qui l’a rendue célèbre. Après avoir beaucoup écrit tout au long des années 50, elle meurt en 1965, à l’âge de quarante-huit ans, tuée dit-on par la boisson, la cigarette et l’anxiété. Elle compte parmi ses ardents admirateurs Stephen King et Joyce Carol Oates.

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A propos du rédacteur

Jacques Desrosiers

 

Jacques Desrosiers, maîtrise en philosophie de l’Université de Pittsburgh, a travaillé longtemps dans le milieu de la traduction au Canada. Il tient maintenant depuis le Québec un blog, Quartiers littéraires, où il réunit critiques, notes de lecture et pages personnelles.