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La maison fendue (6 & Fin), par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard 20.05.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

La maison fendue (6 & Fin), par Sandrine Ferron-Veillard

Un autre jour, une autre destination. Tu pars à pied jusqu’au musée d’Art contemporain, le MONA. www.mona.net.au. Des collections compulsives sur le thème de la mort. Faire la queue. Tu as fait demi-tour. Tu as commandé une tarte au chocolat et un thé, l’art sans doute du meilleur ou l’affaire d’un chef français installé, tu t’es assise dans/sur l’herbe. Tu t’es allongée. Tu t’es endormie face à la rivière, the River of Fundament.

Tu es rentrée de la même manière. Itinéraire pédestre de vingt-cinq kilomètres. Tu es incollable sur la nature de l’herbe, la posture des arbres, la position des nuages ce jour-là, le confort en externe. Tu as admiré un arc-en-ciel et tu as fait un vœu pour elle.

Jeudi. Le parc national de Freycinet. Des roches roses, du sable blanc, des surfaces teintées. Des baies prisonnières ou des miroirs trompeurs. Des arches de pierres qui invitent à la contemplation, en-dessous la mer tantôt fige, tantôt relève. Tu as payé pour être conduite à Bruny Island, le supplément placé à la fin du voyage, au bout de la Tasmanie, un appendice sur la carte. www.brunyisland.org.au. Pour y manger un bout de fromage avec jouissance, un bout de « brie » conçu par un amoureux de la France, une huître servie par un adepte des intérieurs nacrés, du saumon et des fraises d’une qualité imprenable.

Tu n’as jamais faim.

Le petit tour touristique, l’alignement de curiosités locales pour quelques secondes de magie. A la pointe ouest, au pied du phare repeint, tout blanc. Tu as su saisir le vert de l’isolement, la brume et les pénombres de l’abandon, la durée de l’éclat pour imaginer seule, les stries et les bleus cendrés des baies d’origine. A quel point une terre peut rendre triste et mener nulle part.

Le dernier jour, tu es allée visiter le site historique de Port Arthur. www.portarthur.org.au. 1830-1877. Une péninsule. Une scierie puis une scierie employant des bagnards devenue une usine/une ville/une communauté d’exilés et d’Aborigènes expropriés. Un pénitencier. La destination finale/rentable savamment étudiée par les Anglais. L’Angleterre/Port Arthur. Tenir la prison en désensibilisant, un à un, les hommes, maintenir les murailles et leurs musiques  intemporelles.

Les murs n’effacent jamais, ils refondent. Les hommes assis aux terrasses des bars, la bière devant le nez, le liquide aurifère dans le nez, le pull en pure laine troué, le pantalon élimé ou la godasse défoncée. Le cheveu battu sous la casquette. Le front bas. L’œil creusé. La peau ravinée. Les gueules des ancêtres prêtes à mordre, les « convicts », ceux qui ont bâti les routes. Et les blancs de Tasmanie, la riche Tasmanie aux dents blanches. Avant.

Le bus roule à gauche, à vive allure, longe maintenant des kilomètres calcinés, des forêts décimées. Feux de brousse, feux intentionnels, feux fortuits. En 1890. En 2013. Il n’y a plus d’arbres jusqu’à Port Arthur. A Port Arthur les flammes narguent les arbres centenaires, l’eau érode les ruines que les hommes s’évertuent à rétablir.

Répare tes fantômes. Ton deuil, tu habiteras.

Tu es restée à contempler l’épave à quai, le pénitencier borgne, encore brûlant. Le noir autour des fenêtres, les orbites évidées, la rouille aux barreaux, les marques sombres sur les briques, sur les pierres aussi, brique et pierre scalpées. Les frontons résistent, l’enceinte s’obstine, vestiges vidés de leurs cellules. L’asile, le poste de police, l’église, le presbytère, les cottages du personnel, les quartiers des officiers, la demeure du Commandant, l’hôpital, le tribunal, la Tour de garde. Tu t’y perds.

Tu as raté le dernier bus. Tu es restée jusqu’à la nuit. La fermeture. Le regard braqué sur la prison des enfants, sur l’île des morts où un prisonnier creusait les tombes. Jour et nuit. Et l’ancien chantier naval. Plus de ferry pour passer de l’autre côté. Plus de bateaux sur cale. Les sons de la forge, les battements des marteaux. Tu les entends encore. Les lapins bondir sur les pelouses formidablement entretenues. Grâce à elle. Tu as goûté les ténèbres, les dalles, les feuilles, le vent.

Tu es rentrée à Hobart avec un groupe de touristes qui t’a prise par/en pitié. Un peu égarée.

Elle est là sur le seuil de la maison, au seuil de, la fenêtre est béante, la lampe à pétrole est allumée, le soir elle se méfie de l’électricité. La tasse prise dans les paumes, ses deux mains sur le qui-vive, elle est accrochée à son châle. Elle ne t’a pas attendue ce soir pour boire son café au lait.

Lis le roman de Marcus Clarke. La justice des hommes. 1874. Si tu veux savoir ce qu’est une prison. Ou creuse ta propre tombe.

Elle t’a parlé longtemps de sa terre/peau, longue, vieille, rouge, plate et noire, de ces milliards de coquillages broyés sur la bande qui séparait la prison de Port Arthur du reste de l’île. Le craquement des coquilles vides. Des remparts tranchants pour surprendre le bruit des pas, des souffles, le jour, la nuit. Cent mètres autrefois surveillés par des gardes, par des chiens dans l’eau et sur la terre, vingt-deux molosses au total dressés à bondir. A tuer. Et au large toujours, des requins qui guettent.

Tu es repartie comme tu es arrivée. Peut-être plus apaisée. Hobart/Melbourne/Sydney/Paris. Tu n’as pas pu tout voir, bien sûr, il te faudra descendre plus bas.

Le véritable nom du mont Wellington est Kunanyi, tu te souviens maintenant.

Tous les jours sur une piste, chaque jour tu es sortie de la maison, de la chambre, ne rentrant que le soir pour allonger, l’expérience et le souffle, de l’extérieur vers l’intérieur. Le lendemain, le contraire. Tu as appris le nécessaire apprentissage du geste et du départ. Tu peux vivre maintenant.

Je suis en toi, tu es en moi.

Tu as rapporté une date, une épitaphe.

Country holds the knowledge of the Old People…They are still there – in the trees, in the wind, in the earth, in our hearts. They will always be here – as will we. Theresa Sainty, 7th september 2013.

Tu as laissé les bijoux, sur le lit, au milieu des fleurs fanées. Pour elle.

 

Fin

 

Sandrine Ferron-Veillard

 

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.