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La guerre sainte n’aura pas lieu : à propos d’un conte des Mille et une nuits (3ème partie) (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 15.06.21 dans La Une CED, Les Chroniques

La guerre sainte n’aura pas lieu : à propos d’un conte des Mille et une nuits (3ème partie) (par Augustin Talbourdel)


III - Le temps du récit et le temps du réel

Récit et désir

Le conte de Tâj al-Mulûk et de la princesse Dunyâ, raconté par le vizir à Daw’ al-Makân pour se changer les idées, occupe, dans le récit, les nuits 129 à 137. En réalité, quatre ans ont passé une fois l’histoire de Dandân achevée. Le vizir y raconte « d’extraordinaires récits puisés dans la geste de monarques fameux » et l’histoire « des amants qui ont défrayé la chronique » (p.465). Ayant décidé de faire le siège de Constantinople, les musulmans ont attendu quatre ans aux portes de la ville afin d’épuiser les troupes adverses. En d’autres termes, la guerre sainte est reportée, repoussée à une date ultérieure ; ou plutôt, les deux camps ont conscience que la guerre ne se gagnera pas sur le champ de bataille. Dans le conte, les conflits sentimentaux et familiaux retardent sans arrêt le succès de la guerre sainte. Ici comme ailleurs, les Nuits donnent à voir un désir jamais assouvi, qu’il concerne la vengeance de l’un ou le sentiment amoureux de l’autre.

Dès le récit-cadre, en effet, Sharâzâd exploite un désir dévorant – celui du sultan, anéanti par l’infidélité de sa femme – et le soigne en le prolongeant par la narration. Aussi le désir est-il réinvesti dans le récit et reconstitué sous forme de métonymies, sur mille et une nuits, jusqu’à régler à nouveau le désir du sultan. Dès lors, la narration suit le cours du récit et devient épopée elle-même, source de vie en ce sens qu’elle suscite et soutient le désir.

Moteur de la narration des Nuits, le désir l’est pour plusieurs raisons. D’abord en ce qui concerne la forme donnée au récit : celle de l’épopée. L’odyssée des destins individuels, si elle se greffe sur l’épopée militaire comme le microcosme sur les mouvements du macrocosme, ne participe pas moins à ralentir sa réalisation et compliquer sa résolution. Les quatre ans passés à écouter le vizir parler des amours extraordinaires de ‘Aziz et ‘Aziza n’ont pas fait perdre de temps à la narration, dont les exigences portent à la fois sur la durée et l’intensité de l’histoire, mais, au contraire, participent à l’évolution de l’action. Au commencement de chaque conte, on trouve l’amour, puisque le roi tombe amoureux d’Abrîza et que les récits racontés par la suite servent en partie à faire oublier à l’amoureux déçu son malheur. Le désir mène toujours à la folie : celle de Tâj al-Mulûk, par exemple, qui consacre tout son temps et son énergie à séduire la princesse Dunyâ. Les récits amoureux occupent une telle place au sein de l’épopée qu’ils provoquent un basculement du genre littéraire qui, de l’épique, devient romantique. S’agit-il d’une histoire d’amour intégrée dans une épopée ou d’une épopée contenant une histoire d’amour ? La double identité du récit pourrait s’articuler autour du concept, proprement narratif, de sīra – l’histoire ou la biographie d’un homme. La sīra de ‘Umar an-Nu’mân se décline : soit sous forme de récit amoureux, lorsque les musulmans sont en position de vaincus, et dans ce cas on assise à un effondrement de la nation et à une série d’errances sans but des « héros » dont le potentiel reste inexploité ; soit, et c’est la suite du récit, sous forme d’un récit épique, celui des vainqueurs, et qui raconte alors l’émergence du « héros », autour duquel se réunissent sa famille et sa nation, et qui les conduit au triomphe final des musulmans sur les chrétiens.

Par certains aspects, on assiste même à une transposition du désir amoureux dans le domaine épique et, par conséquent, au surgissement d’un registre érotique au sein du registre guerrier. Qu’il soit explicite ou suggéré – « étreintes, enlacements et jambes nouées » (p.563) –, le désir sexuel occupe une place de choix dans les Nuits. Il sert de menace parfois, notamment lorsque Daw’ al-Makân promet de « remplir le vagin » de Dhât ad-Dawâhî de plomb fondu avant de la « clouer sur une croix » (p.461). Ailleurs, il agit comme punition, comme la castration de ‘Aziz par Dalîla la rouée (p.511). La scène à fort potentiel érotique à laquelle Sharr Kân assiste, à savoir le combat entre Dhât ad-Dawâhî et la belle Abrîza, tourne au ridicule voire à l’obscène lorsque « la vieille tomba à la renverse, les jambes en l’air, exposant sa toison au clair de lune et, du coup, lâcha deux pets dont l’un fit voler la poussière et l’autre fusa jusqu’au ciel » (p.243). Le ridicule est tel que Sharr Kân « roula au sol de rire », avant de se ressaisir.

Comme le désir sexuel, le rire porte avec lui l’annonce d’une mort prochaine. Qu’on songe au conte étonnant du mangeur de Hashîsh que raconte la servante Bakûn, décrite comme la « plus calamiteuse de nos domestiques » dont « la scélératesse [des] agissements dépasse les bornes permises », du simple fait qu’elle connaisse « beaucoup de contes, de poèmes, d’anecdotes piquantes et d’histoires » (p.628). Le récit, dans ce cas précis, ne sauve plus, comme celui de Shahrâzâd, mais il tue, puisque la servante est chargée d’endormir le prince puis de l’empoisonner. L’histoire comique qu’elle lui raconte le fait rire aux éclats et Kân Mâ Kân frôle la mort de près (p.632). En somme, le récit, lorsqu’il ne suscite pas un désir, suscite un rire, qui est l’autre nom du désir. L’essence des Nuits se trouve dans cette manipulation d’autrui par le désir, cette anesthésie de la raison comme Shahrâzâd la pratique sur Shâhriyâr à l’aide d’histoires plus étonnantes les unes que les autres. Dès lors, faire le récit du récit devient possible et l’art du narrateur consiste toujours à retarder la conclusion, comme Dalîla la rouée qui fait brûler de désir ‘Aziz en le faisant attendre chaque nuit, devant des mets délicieux, sans se montrer.

Les nuits de la narration

Telle est bien une des fonctions du conte : parvenir, à travers l’anesthésie de la raison, au sommeil du corps de celui qui écoute. Du moins le narrateur cherche-t-il à faire repousser la nuit sans arrêt, puisqu’il n’y a plus ni nuit ni matin dans les Nuits ; il y a seulement le temps du récit et celui du réel. D’une part, donc, la nuit est ce qui rythme la narration et sert de chronologie à l’action. C’est souvent la nuit qui sépare les champions et c’est toujours la nuit qu’ont lieu les méfaits ou les histoires amoureuses. Le drame du viol d’Abrîza par le roi ‘Umar se déroule la nuit et celui du meurtre de Sharr Kân par Dhât ad-Dawâhî aussi ; de sorte que la narration trouve dans les événements que la nuit cache en son sein la matière de son art.

À mesure que les récits succèdent aux récits, la confusion se propage entre ce qui relève du temps réel et ce qui n’en relève pas, ce qui tient du rêve et le reste ; si bien que les contes se mêlent et parlent entre eux. Qu’on songe au conte des Nuits dans lequel un jeune homme poursuit sa promise métamorphosée en veau et, ayant passé sa vie à sa suite, ne sait plus s’il poursuit l’animal ou fuit la vie. La narration connaît donc sa propre épopée dans notre conte, épopée qui suit néanmoins une structure toujours cohérente. Le débat des cinq byzantines savantes, le conte de ‘Aziz et ‘Aziza imbriqué dans celui de Tâj al-Mulûk et la princesse Dunyâ, lesquels servent : pour le premier, de discours théologique, pour le second, de discours amoureux ; ces deux incises, donc, apportent toujours des éclaircissements ou des enseignements aux personnages du conte de Shahrâzâd.

Ici se trouve donc la dimension « moraliste » (1) du conteur : les liaisons, d’un conte à l’autre, sont assurées par des reprises de thèmes, de noms de personnages ou de vers. De sorte que, par exemple, le « mangeur de hashîsh » du dernier conte dans l’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân qui, abusé par la drogue, s’endort « la verge dressée » au hammam (p.631) fait écho au « libidineux vieillard « qui, dans le conte de Tâj al-Mulûk, dévore des mignons du regard (p.538). Faut-il en conclure que la vieillesse est un naufrage et qu’il faut se méfier des plus âgés ? Probablement pas, même si, dans les Nuits, la perfidie naît souvent dans l’esprit des plus vieux. En outre, lorsque Kân Mâ Kân cède au sommeil en attendant son amante, Qudiya Fakân, et que celle-ci lui demande « comment il pouvait se targuer de l’aimer alors que, l’attendant, il s’était laissé aller à un sommeil béat » (p.606), le lecteur songe au conte raconté précédemment par le vizir et dans lequel ‘Aziz ne résiste pas au sommeil en attendant Dalîla. Le temps du réel requiert la « patience de Job » (p.501) tant l’action est souvent longue à advenir ; le temps du récit n’accepte aucun répit, car telle est l’exigence première du conte : avant d’enseigner, il doit ôter l’ennui grâce à l’étonnement. L’enseignement du conte de ‘Aziz et ‘Aziza pourrait même être celui-ci : apprendre à l’auditeur, grâce à un recours momentané au temps-récit, c’est-à-dire à une chronologie brisée et reconstruite, à maîtriser davantage le temps-réel, temps qui s’écoule moins vite qu’on le voudrait et dont les événements nous échappent davantage.

L’exil et l’oubli

De même qu’il n’y a qu’un pas, on l’a vu, entre la fugue et la poursuite ; de même, il n’y a rien qui sépare l’odyssée de l’errance, l’épopée de l’exil. Si ce dernier n’était pas le fruit d’une désolation pour celui que les événements ont éloigné des siens, il serait un objet à fort potentiel comique, moyennant la puissance de dérision des Nuits. On transforme facilement le merveilleux en burlesque, le sublime en comique, comme dans le conte du « puits dont l’eau change le sexe » et qui rend un protagoniste tantôt père, tantôt mère. De la distance créée entre l’effet et la cause, entre le sexe et l’identité, résulte une situation qui porte plus aux rires qu’aux lamentations. Dans l’exil, les personnages des Nuits sont frères d’Ulysse. Lorsqu’elle ne concerne pas les nomades qui peuplent le désert arabe, telle la figure du bédouin appelé le « lion des solitudes désolées » (p.647), l’errance des héros dans le désert reflète celle qu’ils portent en eux. Ainsi, lorsque Kân Mâ Kân se voit refuser, à la mort de son père, non seulement le trône mais aussi la main de sa cousine, il s’exile et s’improvise bandit des grands chemins. « L’heure est à l’errance dans les solitudes désolées et à la fortune des armes » (p.621).

Exilés, les personnages du conte ne le sont pas seulement au sens propre du terme. Lorsque Kân Mâ Kân croise un bédouin dans le désert, celui-ci lui affirme : « J’ai oublié mon nom et mes origines et ne suis plus qu’un corps usé » (p.351). L’identité, à force d’être modifiée et travestie, nous l’avons vu, par les personnages et entre eux, finit par céder sa place à un trou ontologique, un vide béant : le protagoniste ne connaît plus ni son nom, ni son sexe. Sharr Kân renie sa foi et devient apostat ; les chrétiens qui assistent à la crucifixion de Dhât ad-Dawâhi se convertissent à l’Islam. S’ensuit alors une errance qui ressemble à celle du peuple juif après la destruction du premier temple ou à celle de Pierre qui renie la Christ. En outre, l’exil est souvent le fruit d’une injustice qui, s’il n’était pas déjà évoqué dans les Nuits (p.476), rappellerait à notre souvenir la punition infligée au jeune Joseph par les fils de Jacob dans l’Ancien Testament. Lors de leur fugue vers la Mekke, puis vers Jérusalem, Daw’ al-Makân et sa sœur Nuzhat az-Zamân connaissent des péripéties malheureuses qui leur font regretter d’avoir quitté leur maison et désobéi ainsi à leur père. On assiste alors à des plaintes et des désolations, en vers généralement : « Tel est l’homme sur terre pareil au voyageur / qui fait baraquer sa monture le soir, mais au matin doit repartir » (p.298). Les deux enfants ont bien vite le « mal du pays » (p.299) et, sans le sou, la sœur est réduite à mendier dans la ville pour soigner son frère malade. La princesse s’abaisse au statut de jeune fille des rues, voire de prostituée, et est achetée comme esclave par un bédouin marchand, décrit comme un « monstre sans foi qui ignorait jusqu’à l’existence de Dieu » (p.308).

Tel est, en définitive, le maître-mot des Nuits et la seule raison d’être de l’épopée : le rétablissement d’une injustice initiale, le retour à l’ordre. « L’homme injuste, même encensé, paie inéluctablement le prix de son iniquité » et « l’opprimé, si humilié fût-il, tôt ou tard trouvera la voie du salut » (p.368). Ce rétablissement est d’abord l’œuvre de Dieu, puisque les Nuits citent à plusieurs endroits des sourates et hadiths sur le sujet. C’est d’ailleurs l’objet de la première citation coranique : « Dieu – exalté soit Son nom – enseigne : N’escomptez pas que ceux qui se réjouissent de leurs œuvres et qui veulent être loués de ce qu’ils n’ont point fait, n’escomptez pas qu’ils soient à l’abri du châtiment ! Leur châtiment sera cruel (Sourate III, 185) » (p.368). Certes, celui qui subit l’injustice, non seulement est plus vertueux que celui qui la commet, selon l’adage platonicien, mais se désole de son sort, comme Jonas dans le ventre de la baleine ou Job auquel Dieu a tout retiré. Si l’injustice en question n’est pas résolue par Dieu dans le cours du récit, elle l’est par une autre divinité : le narrateur lui-même, démiurge, créateur et maître de sa propre narration. De ce fait, l’épopée prend sa source dans une injustice : la mort d’Abrîza, violée par ‘Umar et tuée par un esclave noir. Plus tard, lorsque l’épopée tend à se transformer en romance, survient une autre mort, injuste pour les uns, vengeance pour les autres : celle de ‘Umar (p.387) ; de sorte que le récit s’achève seulement lorsque l’exil des personnages prend fin et que les trois crimes injustes et cruels sont vengés. À la fin de l’Épopée, c’est par un miracle proprement narratif que les trois causes du récit réapparaissent, sont identifiées et mises à mort : Nuzhat tue le bédouin qui l’a malmenée, Rûmzân venge sa mère en décapitant l’esclave noir et Kân Mâ Kân exécute le chamelier qui a maltraité son père. La tension des cent nuits précédentes trouve sa résolution en une page (p.655), comme un accord parfait conclut un opéra en plusieurs actes. Une fois Dhât ad-Dawâhi crucifiée, le récit s’achève tout à fait. Comme si la seule morale à tirer des Nuits, paradoxalement, était de ne pas les croire entièrement ; comme si la seule leçon enseignée par des contes qui visent à faire oublier aux hommes leur malheur était, justement, de les garder en mémoire.


Augustin Talbourdel


(1) Expression de Jean-Claude Garcin, in « Le passage des anciennes à de nouvelles Mille et Une Nuits au XVe siècle », Médiévales, 64, printemps 2013, Temporalités de l’Égypte, pp.84-85.



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A propos du rédacteur

Augustin Talbourdel

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).