Identification

La guerre sainte n’aura pas lieu : à propos d’un conte des Mille et une nuits (1ère partie) (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 01.06.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Pays arabes

La guerre sainte n’aura pas lieu : à propos d’un conte des Mille et une nuits (1ère partie) (par Augustin Talbourdel)


On connaît l’épineuse question de la chronologie et de l’authenticité des manuscrits des Mille et une nuits. Évacuons brièvement ce problème en ce qui concerne l’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân (1) – nuits 45 à 145 dans l’édition Būlāq –, le conte qui nous intéresse. Parmi les trois tendances qui dominent dans l’étude des Nuits, nous emprunterons, dans le cadre de cette étude, la méthode qui privilégie l’analyse du texte sous sa forme actuelle, indépendamment de son évolution. Devant les incohérences du récit, lesquelles feront plus loin l’objet d’un court développement, on ne peut guère établir que quelques certitudes (2) : l’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân a été intégrée aux Nuits au XIXè siècle, mais a probablement commencé à circuler dès le XIIIè siècle en manuscrits séparés. Le conte se trouve donc dans les plus anciens manuscrits constitués et figure au sein du noyau central de l’ouvrage. S’il a indéniablement lieu dans le Machrek sous l’ère islamique, le récit rapporte les événements selon une chronologie confuse, ce qui sème le trouble quant à son authenticité historique.

Les traducteurs de notre édition, André Miquel et Jamel-Eddine Bencheikh, font remarquer dès la préface de l’Épopée que l’histoire ne peut avoir lieu à Bagdad avant le règne du calife ‘Abd al-Malik b. Marwân puisque Bagdad n’a été fondée que plus tard, sous le calife al-Mansûr. En somme, il faut dès l’abord accepter « l’habillage mythique » et les « débordements d’un conteur enthousiaste », en gardant à l’esprit « la réalité de la guerre que se menèrent les deux civilisations » (p.223). Plus encore, il nous faut lire l’Épopée comme un récit à la fois libéré et conditionné par la réalité historique, comme le vraisemblable l’est du vrai. La seule contradiction dans le nom de ‘Umar an-Nu’mân prouve que le récit appartient à un temps immémorial, ‘Umar étant, d’une part, un prénom islamique par essence ; an-Nu’mân faisant appel, d’autre part, au temps pré-islamique.

L’intrigue du conte est simple : il s’agit, pour faire bref, d’un combat entre Arabes musulmans et Byzantins chrétiens provoqué par une « transgression originelle » (3) sur laquelle on reviendra. À mi-chemin entre le roman de chevalerie arabe et le roman courtois du Moyen Âge central, le récit est conté par Shahrâzâd qui, une fois l’Épopée achevée, résume son récit au roi Shâhriyâr comme une « geste aux multiples rebondissements », une « chronique destinée à l’édification des générations futures » (p.657). En ce sens, l’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân appartient bien au vaste corpus des sīras arabes ou chansons de geste, conçus à l’origine dans la tradition orale de la période mamelouke. Fidèle à la structure générale des Nuits, le conte de ‘Umar an-Nu’mân est lui-même un récit-cadre dans lequel sont intégrés des récits-enchâssés, notamment ce qui passe pour l’un des plus grands récits d’amour de la littérature arabe : le conte de Tâj al-Mulûk et de la princesse Dunyâ (nuits 129 à 137). Le conte a néanmoins ceci de particulier qu’il s’inscrit dans un cadre politico-religieux spécifique et met en scène un grand nombre de héros auxquels surviennent plusieurs aventures, au sein de leur famille, entre les familles ou avec des étrangers. En cela, la guerre sainte n’a jamais lieu, du moins n’a-t-elle pas de fonction narrative en soi sinon celle d’accompagner le destin des personnages pour le retarder ou le précipiter, obéissant au principe de khurafa – ce qui suscite de l’étonnement –, maître-mot des Mille et une nuits.

I - Mimésis de l’épopée, mimésis dans l’épopée

Le récit et son double

Le problème de la cohérence historique du récit, on l’a dit, semble assez mineur sauf à être intégré dans une problématique proprement littéraire : celle de la dialectique entre le vrai et le vraisemblable. Sans entrer plus dans le détail, relevons la modification majeure que les Nuits opèrent sur le réel historique : le conte transforme la défaite musulmane en victoire. Constantinople et Césarée sont aux mains des chrétiens, Jérusalem en la possession des musulmans qui sont installés à Bagdad et à Damas. Pour autant, le récit des Nuits repose sur un « discours historique » au sens où l’entend Barthes, c’est-à-dire que l’auteur exploite la « matière historique » d’une histoire ou d’un texte tel qu’il lui est parvenu, qui l’influence dans la reconstruction ensuite réalisée sur le plan diégétique et linguistique. La matière historique du conte des Nuits est celle du douloureux souvenir d’une époque où luxure, jalousie et avidité ont provoqué la chute du royaume de ‘Umar an-Nu’mân et de ses fils. Néanmoins, dans sa réécriture du roman national musulman, il procède à plusieurs modifications qui permettent de réparer les injustices et d’éviter les écueils commis par les personnages réels. Ce sont ces modifications qui nous intéressent.

La structure des Nuits invite poliment et implicitement à la confusion entre le cadre de chaque récit et ses récits-enchâssés, entre le réel et l’imagination : en un mot, entre le vrai et le vraisemblable. On trouve ainsi écrit, dans un style pré-proustien, que « l’imagination supplée parfois à la réalité et rend présent un être dont on a seulement entendu parler » (p.530). Le récit opère des modifications permanentes du réel et du vrai, sans même chercher à s’en cacher. Dans un tel contexte, le rêve acquiert une importance notoire dans le progrès de la narration. Les rois ont le monopole du songe et ce dernier, prémonitoire, sert généralement de retournement de l’action. Avant de mourir, Daw’ al-Makân apprend en songe que son fils Kân Mâ Kân exercera le pouvoir sur son royaume (p.581) ; ailleurs, Rûmzân, puissant roi franc, fait un rêve que ni les prêtres ni les moines ne parviennent à interpréter, comme celui du Pharaon en Genèse 41:1-36. Le ministre Dandân y parvient et révèle la vérité au roi quant à son identité (p.635). Le vrai peut triompher.

Métamorphose et travestissement

Tout lecteur des Nuits ne sera pas surpris par le nombre de métamorphoses, de déguisements et de travestissements à l’œuvre dans l’Épopée de ‘Umar an-Nu’mân. Si les Nuits sont le règne du mensonge, à commencer par le récit-cadre où Shahrâzâd ourdit un complot avec sa sœur pour contourner la sentence du roi, le conte de ‘Umar an-Nu’mân contient sans doute les métamorphoses les plus étonnantes et les personnages les plus fourbes. Ici, les femmes se déguisent en guerriers, les chrétiens en musulmans, les princesses en esclaves ; la narratrice prend plaisir à entretenir la confusion des sexes, des identités, des religions et des statuts. Dhât ad-Dawâhî, la mère du régent chrétien, excelle dans l’art du déguisement puisqu’elle n’est reconnue par les musulmans qu’après le meurtre de Sharr Kân. Celle qui est décrite comme une « calamité, un véritable fléau » (p.406) parvient à contrefaire sa voix, parle l’arabe et connaît l’Islam. Les personnages déguisés sont parfois si fréquents et confondants de réalisme que certains s’y méprennent. Tel est le cas du « fameux Kahradash » qui prend Kân Mâ Kân pour un autre et comprend rapidement sa « bévue » (p.613), ou de Qudiya, la cousine de Kân Mâ Kân, qui, devant le prince et ses compagnons musulmans déguisés en Francs, s’exclame : « Par le Dieu que nous adorons, si je ne vous connaissais pas si bien, je me serais laissé abuser ! » (p.656)

Au-delà des déguisements, hommes et femmes se métamorphosent sous l’effet du temps, de la situation ou d’un recours à la magie. Du temps d’abord, et ici la mimésis aristotélicienne semble céder sa place à la fantaisie. Lorsque le prince musulman rentre à Bagdad avec ses troupes, il retrouve son chauffeur de hammam qui a grossi et « pris une nuque d’éléphant et un visage tel une bedaine de cachalot » (p.574). Si le désœuvrement rend laid, les visages de chacun changent beaucoup selon les sentiments et les situations, jusqu’à constituer un véritable bestiaire qu’une longue tradition littéraire justifie. De même qu’on retrouve fréquemment, dans le Coran, l’usage de figures animales pour caractériser certains hommes, comme celui du chien qui halète lorsqu’on le charge et halète aussi lorsqu’on le laisse en paix (Sourate VII, 176) (4) ; de même les Nuits offrent une imagerie animale variée, notamment lorsqu’il s’agit de décrire les guerriers. La description obéit dès lors au fantastique : la colère transforme chaque guerrier en lion, comme c’est le cas de Sharr Kân (p.263) ou du « fameux Kahradash » qui ressemble à un « lion farouche » (p.612) – la métaphore du lion était déjà utilisée du temps de Mahomet pour parler de son oncle paternel, Hamza Ibn ‘Abd al-Muttalib.

Plus encore qu’en métamorphoses, le récit est riche en travestissements, surtout lorsque la victoire est en jeu. Les hommes apparaissent sous les traits de femmes, les femmes sous les traits d’hommes, jusqu’à ce que leur propre identité soit modifiée. L’histoire de Khurâfa racontée par le prophète Muhammad et rapportée par un hadith attesté au début du Xè siècle raconte, entre autres, la double métamorphose d’un homme au contact d’un puits, changé d’abord en femme puis à nouveau en homme. Dans les Nuits, où les eunuques sont légion, le travestissement – lorsqu’il n’est pas seulement un divertissement – ne se fait pas uniquement par les vêtements mais aussi au sein de l’identité sexuelle de certains personnages, dont ‘Aziz, castré par Dalîla la rouée (p.511). Matière historique, nous l’avons vu, mais aussi religieuse et sexuelle dont l’art de la narratrice participe à modifier les traits.

Vrai Dieu et Dieu païen

Dans une telle déformation de la vérité, c’est-à-dire des valeurs qui donnent au récit des airs de vraisemblance, la question de Dieu acquiert un statut particulier. Le rôle de Dieu dans le récit, alors même qu’il porte sur une guerre sainte, semble paradoxalement annexe. Du moins est-il assujetti aux besoins et aux exigences de l’épopée. Là où la religion sert de déguisement à certains personnages pour infiltrer le camp ennemi et mettre à l’œuvre des conspirations multiples, on peut s’interroger quant à la fidélité de la représentation faite de Dieu. Qu’il s’agisse du Dieu musulman ou du Dieu judéo-chrétien, lesquels s’opposent clairement dans les Nuits où un manichéisme dissimulé régit les idées, le créateur est souvent moqué et le culte repose généralement sur des formalités que chacun peut facilement simuler, y compris le païen. D’où la difficulté de tirer une doctrine religieuse claire des Nuits, surtout lorsque, dans la moitié du récit, Dhât ad-Dawâhî – chrétienne – singe les paroles et les cultes de la religion musulmane (p.440-441 par exemple), laissant même transparaître à certains endroits sa propre religion.

Si l’on s’en tient pour l’instant aux apparences, lesquelles finissent toujours par être vaincues, on remarque non seulement que les deux religions en présence ne sont que des étendards sacrés sans fond théologique aucun, mais surtout que la représentation de Dieu qu’elles offrent s’avère profondément païenne. Chacun jure sur son prophète, ses saints, son Dieu. Une mention parmi beaucoup d’autres : « Par le Prophète – que les prières et le salut soient sur lui » (p.245) ; et dans le camp adverse : « Le Christ et moi-même te prenons sous notre égide » (p.254). Quand les musulmans jurent « par le prophète », les chrétiens, enfreignant sans scrupule le troisième commandement, répondent « par le Messie et par la vraie foi » (p.268) ou « par Jean et Marie » (p.270) si bien que les deux armées, par leurs invocations, se rapprochent plus qu’elles ne s’opposent. Cette proximité repose en réalité sur une ignorance religieuse éhontée, ignorance qui fait de la religion d’autrui, soit un pendant négatif de la sienne, soit une doctrine absurde et méprisée pour cette raison – généralement les deux. Le seul fait que les chrétiens aient recours à une citation du Coran pour parler de Jésus, le « fils de Marie qui dès le berceau parla » (p.401) en témoigne. L’incompréhension entre les tenants des deux monothéismes apparaît clairement dans le dialogue entre Sharr Kân, prince musulman, et Abrîza, princesse chrétienne, au cours duquel les deux ennemis conversent ainsi : « Vous, les musulmans, ironisa-t-elle, vous estimez licite de verser le sang des chrétiens. Et si j’en faisais autant du tien ? – Ma Dame, cela est prohibé par notre religion, car notre Prophète – que les prières et le salut soient sur lui – nous a interdit de mettre à mort les vôtres quand il s’agit de femmes, d’enfants, de vieillards et de moines » (p.246). À une opinion erronée répond une autre, jusqu’à fournir des caricatures qui entretiennent la haine entre les deux camps. Hardûb, par exemple, lorsqu’il apprend la mort de sa fille, s’exclame : « voilà ce qu’elle a récolté à se rendre chez les musulmans : violée par leur roi et assassinée par un de ses nègres ! » (p.286)

La question du vrai Dieu perd son sens à partir du moment où la piété n’est plus qu’une posture, une démonstration superficielle de religiosité feinte que chacun est capable d’imiter. Pourtant, les deux camps sont systématiquement séparés entre adorateurs du vrai Dieu et impies. Citons les Nuits in extenso : « Les musulmans invoquaient le Prophète, le prince des créatures de Dieu, appelaient sur lui prières et salut et remerciaient le Clément pour les faveurs dont Il les avait comblés. Les impies se réclamaient de la croix et la cordelière, du vin de messe et de l’eau du baptême, des rameaux bénis et de leur hiérarchie, métropolites, prêtres et moines » (p.401). Le simple fait que chacun change de religion comme bon lui semble indique le faible rôle que tient la foi, à première vue, dans la guerre sainte. Sharr Kân cède aux avances d’Abrîza et renie sa foi, non sans quelque scrupule (p.245). De manière générale, il faut se méfier des apostats, lesquels sont nombreux et généralement dangereux puisque, comme dans l’histoire de Khurâfa, ils ont connu, non pas les deux sexes, mais les deux dieux.

En outre, au sein de l’épopée, Dieu a un rôle important dans la narration. D’une part, il participe à la victoire militaire, laquelle décide de l’évolution du récit. Ici, Dieu se confond tout à fait à la Fortune des Grecs et son intervention en faveur de tel ou tel camp fait de lui un dieu parfaitement païen. Lorsque victoire il y a, c’est Dieu qui, dans « Sa mansuétude », offre la victoire (p.405). En cas de défaite, il s’agit d’une « punition du ciel » (p.429) et il faut alors « attendre l’accomplissement de la volonté divine » (p.431). Pour autant, lorsque le craintif Sabbâh – qui a prié – informe le valeureux Kân Mâ Kân – qui a combattu – qu’il n’aurait pas vaincu sans ses prières, ce dernier rit (p.620). Autrement dit, même les personnages ont conscience de la conception naïve qu’ils se font de Dieu.


Augustin Talbourdel

 

A suivre


(1) L’édition de référence pour cette étude est celle de J-E. Bencheikh et A. Miquel, Les Mille et Une Nuits I, Gallimard, Coll. Folio classique, 1991. Les extraits des Nuits cités sont suivis de la page concernée.

(2) Ouyang, Wen-chin (2000), « Romancing the Epic ‘Umar al-Nu’man as narrative of empowerment », Arabic and Middle Eastern Literatures, Vol. 3, N°1. pp.7-10. Les quelques éléments sur l’histoire du manuscrit sont tirés de cette étude.

(3) L’expression est de Ferial Ghazoul, in The Arabian Nights : A Structural Analysis, 1996.

(4) Notre traduction du Coran est celle de Malek Chebel, Le Livre de Poche, Les Classiques de poche, 2011.



  • Vu: 1526

A propos du rédacteur

Augustin Talbourdel

Lire tous les articles d'Augustin Talbourdel

 

 

Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).