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La Déroute des idées, Appel à la résistance, Philippe-Joseph Salazar (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 18.01.22 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Essais

La Déroute des idées, Appel à la résistance, Philippe-Joseph Salazar, Piranha Editions, octobre 2021, 252 pages, 18 €

La Déroute des idées, Appel à la résistance, Philippe-Joseph Salazar (par Gilles Banderier)

 

 

La rhétorique ? Un mot très ancien pour désigner une chose plus ancienne encore. Selon d’aucuns, le mot et la chose sentent le renfermé, le moisi, la naphtaline, la toge mitée, les estrades vermoulues, les péroraisons prévisibles d’avocat commis d’office ou de sous-préfet d’arrondissement aux comices agricoles, les effets de manche, les figures de style aux noms qu’on imagine échappés des pages d’un dictionnaire médical (chleuasme, épanorthose, tapinose, etc.).

Et s’il s’agissait d’autre chose ?

La rhétorique est certes un vieux mot, mais la philosophie, la démocratie, l’individu, la conscience sont également de vieux mots. La rhétorique est-elle, à l’instar de la médecine, une science (ou un art) de toujours, parce que l’homme est un être de langage ? Une science (ou un art) qui a fondé la philosophie et la politique, mais qui a cessé d’être considérée et enseignée, en dehors de chaires universitaires, et cet abandon explique en partie les désastres que nous connaissons, à une époque où – par un paradoxe lugubre – l’information n’a jamais été aussi abondante, accessible, disponible, et la pensée jamais aussi rare. Cet étiolement de la pensée authentique, privée, de « l’arrière-boutique » chère à Montaigne, n’irait-il pas de pair avec la disparition de la sphère privée tout court (les réseaux sociaux ont réalisé, sans user de la moindre coercition, le vieux cauchemar du panoptisme) ?

Et si la rhétorique, remplacée par la « com » du politicien et le bagout du commercial, offrait la clef du problème ?

La pensée ou ce qui se fait passer pour elle ne s’est pourtant pas évanouie du paysage. Des « experts », des « intellectuels », des « sachants » cancanent à longueur de journée sur les chaînes d’information en continu, mais ne sont que des « clercs » au sens que Julien Benda donnait à ce mot, des pontifiants chargés de valider par leur « expertise », leur « science », un discours écrit ailleurs et plus haut. Nous sommes engagés, à bien des égards, dans un processus de sortie des Lumières, et la démonétisation de l’intellectuel (consacré par le XVIIIe siècle et adoubé par le XIXe) ou sa réduction au statut de bateleur sur les plateaux de télévision, où le plus sot des journalistes pourra lui couper la parole à volonté, en constitue un des aspects. Pourtant, à condition de garder la tête suffisamment froide (ce qui n’est pas facile), la « crise sanitaire » des années 2020, par exemple, offre de magnifiques occasions de réflexion.

Bien que le concept de lecture obligatoire soit d’un maniement délicat, Philippe-Joseph Salazar est l’auteur d’un livre qui devrait figurer au programme de tous les instituts d’études politiques de la planète (monde musulman compris), Paroles armées (2015), consacré à la logomachie islamiste. Dans une veine proche, La Déroute des idées est un livre de combat. Les premières flèches d’un carquois bien rempli sont pour les « intellectuels ». Cette catégorie, on le sait, s’est cristallisée en France lors de l’affaire Dreyfus, et l’habitude s’est plus ou moins prise de considérer qu’à côté du « travailleur manuel », il existe des « travailleurs intellectuels ». « Un intellectuel veut se faire passer pour un travailleur. Le seul véritable travail c’est, on le sait, le travail manuel. Celui qui fait peiner, ou faisait peiner » (p.17). Pourtant, même Zola, qui passe pour le romancier par excellence du monde ouvrier et qui joua le rôle que l’on sait dans l’affaire Dreyfus, admettait une spécificité du travail de l’esprit : « […] les travaux de tête absorbent la vie entière et demandent beaucoup de calme » (Germinal, VI, 1).

Ces intellectuels des plateaux de télévision sont des mercantis, des bonimenteurs, des collabos du désastre, comme les qualifie le Pr. Salazar dans ce pamphlet contre cette intellocratie jacassante, qu’on peut écouter des heures durant et qui, une fois l’appareil éteint, ne laisse qu’un tragique sentiment de vide. Enjambant un demi-siècle de vie « intellectuelle » (on n’ose écrire « spirituelle ») française, comme s’il n’avait jamais eu lieu, comme s’il était nul et non avenu (ce qui est en un sens le cas – la pensée est partie sous d’autres cieux), le Pr. Salazar prend appui sur la « Grande Génération », que les Américains nous ont renvoyée comme French theory, les Barthes, Foucault, Deleuze. On y rencontre des auteurs dont on doit reconnaître n’avoir jamais entendu parler (Ernesto Laclau, Gustavo Bueno), mais également l’ombre opaque de Carl Schmitt et, en filigrane, de son intercesseur paradoxal, Julien Freund (ainsi lorsqu’il est question des « machiavéliens », p.88).

Sir Isaiah Berlin et à sa suite Michel Serres disaient qu’il n’y a que deux catégories de savants : les renards, qui se déplacent sur de grandes étendues mais ne creusent pas, et les sangliers (ou les hérissons), qui creusent, mais toujours à peu près au même endroit. Le Pr. Salazar appartient indubitablement à la première de ces catégories. Dans ce volume à la fois riche et étonnamment clair, avec une agilité intellectuelle confondante, digne d’un maître d’échecs pratiquant le Blitz, il se déplace d’un livre, d’une époque, d’un continent à l’autre, rend hommage à la notion barthésienne de mathesis, examine les métamorphoses du conservatisme politique ou l’influence du Camp des saints de Raspail (un écrivain ni raciste, ni suprémaciste, mais qui n’avait pas envie que la civilisation française rejoigne les Alakalufs de Patagonie dans les poubelles de l’histoire), l’anarcho-tyrannie, les multinationales (p.148), une analyse aristotélicienne du concept de corruption politique, etc.

Ce livre constitue un appel platonicien (car nous sommes plus que jamais des prisonniers de la Caverne, à qui les ressources en ligne donnent l’illusion de l’omniscience) à la pensée personnelle, au doute et à la résistance. Comme le disait, peut-être avec optimisme, le philosophe espagnol Antonio Escohotado, décédé en novembre 2021 sans qu’on s’en avise de ce côté-ci des Pyrénées, « La vérité s’impose seule. Seuls les mensonges ont besoin d’une subvention du gouvernement ».

 

Gilles Banderier

 

Normalien et professeur de rhétorique à l’Université du Cap (Afrique du Sud), Philippe-Joseph Salazar a publié des travaux sur la rhétorique politique, notamment Paroles armées (2015), sur l’islam radical.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).