La Dernière Colonie, Philippe Sands (par Patryck Froissart)
La Dernière Colonie, Philippe Sands, Albin Michel, septembre 2022, trad. anglais, Agnès Desarthe, 240 pages, 21,90 €
Edition: Albin Michel
Philippe Sands, avocat international franco-britannique, relate dans cet ouvrage très documenté le combat qu’il a mené aux côtés et au nom des habitants de l’archipel des Chagos déportés avec une extrême brutalité au début de la nuit du 27 avril 1973 par les autorités anglaises vers l’île Maurice. Son dessein, à la fois documentaire et littéraire, est explicite :
Ceci est une histoire vraie, livrée pour la première fois lors d’une série de conférences que je donnai à l’Académie de droit international de La Haye au cours de l’été 2021. Ayant pris part à certains des événements relatés ici, j’ai conscience de n’être pas un observateur impartial, et je comprendrai que les faits, examinés sous un autre angle, puissent donner lieu à des interprétations différentes. J’ai essayé d’élaborer un récit personnel et néanmoins aussi juste et équitable que possible.
Entremêlant rappels des faits historiques, description détaillée des procédures, réactions officielles des délégations des pays ayant partie prenante à l’ONU, à la CIJ et devant moultes autres instances, reconstitution de la vie de Liseby Elisé, une des habitantes natives de l’île de Peros Banhos chassée de façon inhumaine, embarquée comme ses ancêtres esclaves dans un navire surpeuplé à l’âge de vingt ans pour une destination inconnue, avec une unique valise, de son île où elle doit abandonner sa maison et tous ses biens, l’auteur, exprimant en outre, avec une petite dose de subjectivité assumée, tout au long des procès, ses propres émotions, espoirs, déceptions, satisfactions, et son indéfectible résolution à obtenir que justice soit rendue aux Chagossiens, rend magistralement vivant un ouvrage dont le contenu axé sur un processus juridique complexe eût pu paraître a priori aride et inintelligible au lecteur lambda.
Préambule du discours émouvant de Liseby devant la Cour Internationale de Justice :
Je m’appelle Liseby Elisé. Je suis née le 24 juillet 1953 à Peros Banhos. Mon père est né à Six Iles. Ma mère est née à Peros Banhos. Mes grands-parents aussi […]. Je suis venue raconter toutes mes souffrances depuis que j’ai été arrachée de mon île paradis. Je suis contente que la Cour Internationale nous écoute aujourd’hui. Et je suis sûre que je retournerai sur l’île où je suis née.
Ainsi le document se fait-il par moments roman réaliste, poignant et captivant, chaque fois qu’apparaît le personnage de Liseby et que l’auteur transcrit, par fragments judicieusement répartis dans l’évolution globale des évènements, les paroles, les souvenirs, les discours et interventions de Liseby et les éléments narratifs et descriptifs, biographiques, qu’il introduit ici et là, concernant cette authentique héroïne portant haut le drapeau de la revendication légitime du retour d’une population sur sa terre natale.
[Historique : Jusqu’en 1968, Maurice, anciennement nommée Île de France, décor naturel tropical où Bernardin de Saint-Pierre situe l’histoire idyllique de Paul et Virginie, est une colonie britannique. Pris dans le mouvement irrésistible des décolonisations, le gouvernement anglais, qui admet paradoxalement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, promet l’indépendance à Maurice si le gouvernement insulaire accepte de scinder le territoire mauricien en en dissociant l’archipel des Chagos. Le 12 mars 1968 Maurice devient ainsi un pays indépendant amputé d’une partie de ses possessions territoriales terrestres et océaniques. Le gouvernement anglais s’empresse de confirmer et conforter l’appartenance des Chagos à la Couronne en les regroupant sous l’appellation officielle de TBOI (Territoire Britannique de l’Océan Indien). La Grande-Bretagne créait ainsi une nouvelle colonie au moment même où elle clamait haut et fort son « adhésion » au principe de la décolonisation globale. Cette opération évidemment malhonnête cachait un accord avec les USA, concernant l’installation d’une base militaire américaine sur Diego Garcia. Ce qui se fit dans la foulée. Le consentement à la scission, accepté à contre gré, douloureusement, par Maurice en échange de l’indépendance, marchandage en soi déloyal, ne stipulait cependant aucunement le départ des insulaires. Les Anglais, sous le fallacieux prétexte que les personnes présentes sur les îles n’y étaient que de manière saisonnière (alors que Liseby et les autres habitants y étaient établis en permanence depuis des générations) décidèrent arbitrairement, unilatéralement, la dépopulation forcée des Chagos].
Exilée depuis maintenant cinquante ans à Maurice, Liseby se bat sans répit, soutenue juridiquement par l’auteur, pour retrouver le droit de vivre sur sa terre natale. Autre personnage important de cette saga judiciaire internationale, son neveu Olivier Bancoult, âgé de quatre ans lors de la déportation, s’est rendu célèbre par les actions qu’il a intentées sans relâche contre le gouvernement britannique.
Grâce à eux, le digne et noble combat des Chagossiens semble être en 2023 sur le point d’aboutir.
A suivre…
Cet ouvrage passionnant est à associer, parmi tous ceux qui ont été consacrés à cette affaire, au très beau récit-témoignage de l’écrivaine mauricienne, Shenaz Patel, intitulé Le silence des Chagos, paru en 2005 aux Editions de l’Olivier.
Patryck Froissart
Philippe Sands, juriste international franco-britannique de grand renom, écrivain, est également professeur de droit à l’University College de Londres. Il est l’auteur de Retour à Lemberg (2017), Prix du Livre Européen, mention spéciale du jury, Prix spécial du jury du Livre Géopolitique, Prix Montaigne, et de La Filière (2020), publiés aux éditions Albin Michel.
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