Identification

La Conversation de Bolzano, Sándor Márai (par Mona)

Ecrit par Mona le 13.05.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Pays de l'Est

La Conversation de Bolzano, Sándor Márai, Editions Le Livre de Poche, 2002, trad. hongrois, Charles Zaremba, 284 pages

La Conversation de Bolzano, Sándor Márai (par Mona)

Sándor Márai, l’un des plus grands auteurs hongrois de la Mitteleuropa longtemps méconnu en France, victime tour à tour du nazisme et du communisme, fait un pied de nez aux tyrans avec La Conversation de Bolzano. Son roman s’inspire d’un épisode des mémoires du grand séducteur libertin du 18ème siècle, Giacomo Casanova, évadé de la prison des Plombs à Venise en compagnie d’un moine défroqué. De retour à Bolzano, le fugitif sème la zizanie dans la petite ville où il s’était battu en duel avec le comte de Parme pour l’amour de la jeune Francesca. Le roman oscille entre bouffonnerie et drame : Giacomo, qui ambitionne de devenir écrivain, se proclame « rebouteux de l’amour » et prodigue ses conseils loufoques aux bons bourgeois tandis que le comte tente de libérer sa bien-aimée de « l’envoûtement de l’amour ». La Conversation de Bolzano condense deux joutes verbales en une nuit inoubliable : le face à face de Giacomo et du comte, puis celui de Francesca face à Giacomo, remarquablement mis en scène par Jean-Louis Thamin au théâtre de l’Atalante à Paris en 2012. Dans une première tirade pleine de verve, le comte disserte sur le bref courrier d’amour destiné à sa femme qu’il a intercepté et propose à Giacomo un contrat surprenant : argent et protection en échange d’une nuit avec elle à condition de disparaître à jamais.

Dans la deuxième tirade, c’est Francesca qui fait une offre à Giacomo : l’amour véritable et la promesse d’une autre vie. Mais Giacomo bouleverse la mise en scène artificielle du comte et remplit le contrat à sa manière. Incorrigible aventurier, il reprend la route et charge son secrétaire d’écrire sa réponse au comte. En butte à la tyrannie des maîtres de l’inquisition, exclu du monde au nom de la morale et de la vertu et n’obéissant qu’à la loi du désir, le fils rebelle de Venise incarne l’homme libre.

Ivresse dionysiaque et abîme de la mélancolie

Le roman écrit sous le signe d’Eros (« Je suis la vie, mon amour ») affirme la force du désir, pulsion de vie, loin de l’amour idyllique et sublimé des romantiques « attardés et affligés… toujours prêts à mourir, jamais prêts à vivre ». Le contrat proposé par le mari à l’aide de l’arme « froide et brillante » de la raison compte bien moins qu’un autre contrat, un contrat plus profond, moins contrôlé, entièrement pulsionnel qui se conclut entre deux êtres, sans un mot : « je sais simplement que tu es lié à moi Giacomo et que je suis liée à toi ». Les protagonistes semblent mus par des forces contraires selon « une loi aussi puissante que celle qui détermine la course de la lune autour de la terre » qu’énigmatique : « nous n’aimons personne pour ses vertus, nous l’aimons tout simplement parce qu’il existe dans le monde une volonté dont nous ne pouvons pénétrer la substance véritable (qui) touche de sa force terrible les âmes et les nerfs, accélère le travail des glandes et trouble les cerveaux les plus brillants ». La libido mène le jeu et montre une raison impuissante, en écho à la pensée de Nietzsche et de Freud. Une tension fatale habite le sentiment amoureux (« le seul sentiment qui t’anéantit et te fait mordre la poussière »), l’incapacité névrotique au bonheur torture les êtres : « il y a une sorte d’homme dont toute la vertu, tout l’attrait réside dans l’incapacité au bonheur, des hommes qui sont totalement sourds au bonheur… à qui on ne peut pas donner le bonheur… Ils ne font que le chercher, avec tristesse et curiosité, dans les bras des femmes, dans l’ambition, le monde, les bagarres meurtrières, l’éclat de l’or, ils le cherchent partout… ». Eros appelle Thanatos.

L’étrange figure de Giacomo aux prises avec ses désirs hante le roman. Emblème de l’ambivalence humaine, il possède à la fois un goût immodéré du déguisement et une aspiration à l’authenticité, il apparaît tour à tour doué de légèreté (« moi qui voyage avec le rayon de lune, me drape dans les nuages et franchis les frontières des pays sur les ailes du vent ») ou porteur d’une gravité existentielle (« une peur et un écœurement l’envahissaient d’un coup, sans signe avant-coureur »), entre ivresse dionysiaque et abîme de la mélancolie. Amoureux du manque et de la femme « aussi longtemps que la recouvrent les draps secrets et les voiles mystérieux du désir et de la langueur », il jouit de « la fièvre de l’attente ». Séducteur aux « crocs de carnassier », jamais repu, il appartient à « l’espèce de ceux qui traînent par le monde une sorte d’inassouvissement, une manière d’impuissance amoureuse ». Jouet de ses pulsions mais maître dans l’art de la feinte, le joueur invétéré incarne l’illusionniste parfait.

Accepter le destin

Dans son roman, Sándor Márai rend hommage à la magie du théâtre, à son merveilleux pouvoir d’illusion inséparable de l’avènement de la vérité. D’où l’allusion à Shakespeare et à la reine des fées du Songe d’une nuit d’été, Titania, quand le comte se coiffe d’une tête d’âne. C’est à l’issue de « la représentation » que jaillit la vérité : Francesca, déguisée en jeune homme ordonne à Giacomo, travesti en femme, de faire tomber les masques et celui-ci comprend alors que cette femme était « elle, la Seule, la Vraie ». Il se débat un temps dans une sorte d’impuissance et de détresse face à ce destin (« on ne craint rien autant que soi-même, autant que le secret qu’on n’ose regarder en face ») mais la vérité du moi intime éclate : une injonction intérieure fatale et impérieuse lui interdit « l’amour total » et le contraint à la jouissance orgiastique. Francesca, vouée à rester « cette enfant malade de l’amour », preuve que l’amour unit souvent des contraires, a la folie de croire : « je t’arracherai à ta loi et à ton genre… parce que je t’aime ». Hélas, les hommes ne sont que « mélange de tempérament et de destin, rien d’autre » et nul ne saurait arracher autrui à son destin psychique : un implacable déterminisme inconscient règne (« derrière l’intention qui dirige nos pas vit un ordre plus puissant »). Déjà dans ses Confessions d’un bourgeois, l’écrivain s’avouait fasciné par la beauté des « théories géniales » de Freud (« les éblouissantes démonstrations du maître viennois »).

Lecteur assidu de Marc Aurèle et des stoïciens, Sándor Márai met en scène la quête obstinée de la vérité de l’être humain tel qu’il est et donne au roman la dimension d’un plaidoyer humaniste : « (être) un homme et rien d’autre, de même qu’un chêne est un chêne et rien d’autre… Nous sommes des êtres humains et ce haut rang a ses exigences : nous devons découvrir notre cœur et notre destin ». Conclure un autre contrat que celui proposé par le comte, un contrat avec soi-même, c’est à ce prix (« Je paie de ma personne ») que l’homme acquiert sa dignité. Giacomo y gagne une sagesse désenchantée et demeure un homme libre, c’est-à-dire un homme qui dispose librement de son désir. Le roman fait l’éloge de la liberté et prône l’acceptation stoïque du destin, vérité paradoxale à l’accent nietzschéen.

Le pouvoir de la littérature

La conversation à Bolzano privilégie la réflexion (la « pensée tranchante comme un ciseau ») et l’introspection mais le roman offre aussi une superbe mise en abyme de la littérature. Les exigences du comte qui réclame « un chef d’œuvre d’aventures » ressemblent à une profession de foi littéraire : « Et que tout ceci soit vrai et vivant, pas un spectacle de magie avec des papiers dorés et des mots vides, mais une véritable aventure, une vraie conspiration… vrais mots et véritables passions, sinon cela ne vaudra rien ». Ecrire un texte plus authentique et plus profond que la littérature de genre se présente comme un véritable enjeu pour l’écrivain : chercher à débusquer une réalité non naturaliste, plus vraie que la vie elle-même, loin des clichés romanesques. Sándor Márai s’amuse à détourner les intrigues stéréotypées et l’affirmation de Francesca résonne d’une ironie caustique : « Je ne suis pas la bien-aimée qui se faufile pour une nuit chez son amant, je ne suis pas une oie rêveuse qui attend en vain un homme ». La promesse de soumission totale qu’elle offre à Giacomo (“tu peux tout faire de moi, Giacomo”) tourne en dérision le sentimentalisme niais des héroïnes de mélodrames. La force expressive apparaît la qualité essentielle de l’art du récit : “je veux que tu abrèges et condenses… les grands écrivains et les femmes amoureuses ont une écriture concise”. Et le credo de Giacomo rend un hommage tacite au pouvoir de la littérature : “L’écriture est la plus grande force, je crois à l’écriture parce que l’écriture a pouvoir sur le destin et le temps” ».

Sándor Márai croit à la force du symbolique, seul capable de mettre à distance les émotions et la sottise. A la fin du roman, Giacomo constate que la catharsis a purgé les passions (« après avoir traversé la peste et la fièvre jaune… toute la passion et l’émotion qui existaient entre nous se sont estompées durant la représentation »). Il choisit l’éloignement littéral, se tenir à distance géographique de Francesca, et use d’une double médiation symbolique : L’écriture et la parole. La lettre d’adieu qu’il dicte au moine charge le comte de prononcer à sa place la formule à l’eau de rose qui suscite l’hilarité de son porte-parole : « rien que toi et pour toujours ». Giacomo met le poncif (« les paroles éternelles et triviales du désir ») à distance et le roman se clôt sur le rire tonitruant du moine.

Sándor Márai, un moderne qui ne croit qu’au désir, rit à la face de la destinée humaine et rit contre la bêtise humaine. L’écrivain fait vibrer le désir dans une prose élégante teintée de mélancolie. Le protagoniste nous a joué comme annoncé : « une farce géniale et grandiose ».

 

Mona

 

Né en Hongrie en 1900 dans une famille de la grande bourgeoisie d’origine allemande, Sándor Márai mena une vie itinérante : il fuit le nazisme puis la Hongrie communiste, s’exile en France, en Italie puis aux Etats-Unis et se suicide en Californie à l’âge de 89 ans. Avant tout romancier (plus de vingt romans), il est aussi mémorialiste (Mémoires de Hongrie), auteur de pièces de théâtre, d’articles, de récits de voyage. C’est l’une des grandes voix de la Mitteleuropa, aux côtés de Stefan Zweig ou Thomas Mann qu’il admirait. Ses chefs-d’œuvre (Les Braises ; Les Confessions d’un bourgeois ; les Etrangers, etc.) sont traduits dans une vingtaine de langues.



  • Vu: 510

A propos du rédacteur

Mona

Lire tous les articles de Mona

 

Mona Guyot (pseudonyme Mona) née à Paris, ancienne élève de l'Ecole du spectacle, ex-comédienne du théâtre Roland Pilain,

Liseuse à voix haute au sein de l'association des Mots Parleurs  (participation à des lectures poétiques en milieu associatif et Festivals : Mots Dits Mots Lus, Mots à croquer...) et enseignante.