La Chanson des fous
Je voudrais faire entendre la voix de celui qui s’est perdu.
Je voudrais qu’elle scintille dans la nuit et dans le jour. Qu’elle dise ce que personne n’a voulu écouté.
Cette voix est le fil d’une vie échouée aux portes de la raison. Je n’ai pu franchir le seuil pour aller la rejoindre, elle n’a pu non plus faire raisonner son chant à mes oreilles.
Je suis restée seule dans les méandres des gens qui savent et qui raisonnent.
Ma propre voix s’est perdue alors en moi, elle est devenue un point incandescent qui le matin me réveille comme une braise mortifère.
Aujourd’hui, je veux reprendre cette voix et la faire grandir, épaissir de toutes les voix de ceux qui sont ailleurs, là-bas.
Qui sont-ils ? Sinon des gens du voyage. Ils sont partis loin, très loin. Leur contrée n’appartient à personne, elle est inaccessible et majestueuse mais combien dangereuse.
Quelle est cette jeune femme frêle au visage écumé de rides, aux propos débraillés qui crie désespérément son amour d’une vie partie en lambeaux ? Ses mots résonnent sans fin, mais ne trouvent pas preneurs.
Et lui, que fait-il hagard, déformé et à jamais exclu du parler et du rire des autres ?
Qu’ont-ils fait pour être maudits ? Et nous, que leur avons-nous pris ?
Cauchemar d’une nuit, d’une vie
C’est comme s’il fallait accepter sa propre mort.
Acquiescer l’abandon de soi.
L’appartement est vide.
Je parcours les pièces les unes après les autres et je ne rencontre que le dernier souffle de ceux qui y paradaient.
Le lit est défait, plus personne n’y souffre. Tout est d’une blancheur lunaire.
Entre mort et vie, ces pièces n’appartiennent plus à personne et pourtant elles sont là.
Leur désordre témoigne qu’il y a des survivances, des soubresauts.
Mais silence il y a.
Faut-il que je sorte, mais c’est comme une extraction.
Je vais et viens d’une pièce à une autre, sans parvenir à quitter ce lieu désolé mais auréolé.
Je suis attirée par la cuisine, les plats sont sortis, je pourrais encore y faire quelque chose, de gouteux !
Mais à quoi bon se nourrir de cadavres d’une vie désolée…
Il faut partir, il faut quitter, il faut oublier.
Mais je me nourrirais bien encore une fois des cocons de mon enfance.
J’aperçois là-bas ma mère qui s’affaire et fait monter dans toute la maison cette bonne odeur de ragoût mijoté au bruit de ses humiliations et de son amour.
Mon père au loin, mais si proche en même temps d’elle et de nous, qui vocifère sa haine de l’enfant qui lui a pris sa femme.
Et puis soudain, je m’engage dans le fin fond de l’appartement et là je découvre des gens qui crient et qui s’agitent.
Retenus prisonniers dans une pièce vide, ils veulent sortir et me retenir.
Qui sont-ils ? Sinon mes frères et mes sœurs. Ceux qui m’ont trahi par leur silence ou leurs cris inarticulés.
J’hésite, je veux leur parler, leur dire toute ma haine, toute ma rancœur, toute ma désolation.
Mais à quoi bon ?
Je referme la porte, je passe devant ma chambre remplie de pleurs, d’angoisses et de mots tus.
Je voudrais qu’il me pousse des ailes pour sortir par la fenêtre.
Mais je sors à reculons, vacillante.
Mes yeux sont de nouveau remplis d’épouvante et de peur.
Je rejoins l’homme que j’aime, mes livres et mes enfants.
Je reviendrai certainement pour nettoyer cet appartement à coup de mots et de cris.
Ceux qui m’ont étouffée, mais qui reposent en moi, demandant aujourd’hui la réparation d’une vie.
Allitération
Il n’est pas de mots pour déjouer la solitude.
Elle est toujours là, au creux du cœur et dans le frisson de la peau.
Je voudrais être rassurée à jamais par sa présence. Mais il n’est qu’hésitation dans l’absence. Palpation d’une présence à soi, qui s’évapore.
Fidélité, trahison et sacrifice.
L’allée vers autrui est bordée de semailles qui n’ont pas pris.
Il ne faut pas attendre de lui ce qu’il ne peut pas te donner, mais tu dois l’aborder pour qu’il ne se perde pas en lui.
Et toi, ne t’oublie pas.
Se réveiller ensemble pour jouer la journée différemment.
Eviter la répétition des jours et des nuits sans perdre le souffle de deux.
Illusion, fantasme, dépendance.
Ma voix est emprunte de celle de l’autre, sans lui elle n’est que grognement.
Son silence attise le feu de la voix qui s’est perdue.
Mais son silence doit s’épuiser pour que nous puissions chanter à deux.
Silence qui prend corps dans l’amour qu’il me donne, silence transformé par l’amour que je reçois.
Voyages
J’ai pris beaucoup de trains, mais ils ne m’ont amenée nulle part.
Ce soir, c’est pire que l’errance résiduelle car elle est teintée d’une familiarité aigre.
Le train me dépose, il n’y a personne ou plutôt je suis entourée, cernée par cette foule galopante et ruisselante qui glisse, traverse ce vide inconsistant par lequel pourtant je survis. Je marche dans ces rues bien connues, mais personne ne m’ouvre la porte.
Ce n’est que rebuffades, reculades, cris hostiles, soupirs compatissants.
Personne ne veut de ce trou béant qui m’habite.
Comment donner l’hospitalité à ce qui n’a pas d’existence sinon en creux, sinon dans le cri silencieux de ce qui se tait.
C’est comme si j’étais amputée d’un membre et que les autres ne le percevaient pas.
Mais moi j’ai envie de hurler, de repousser la foule pour enfin avoir un nom et être quelqu’un.
Je suis charcutée par cette empathie qui m’oublie.
Je suis ailleurs, toujours là-bas, loin de moi et de mon histoire, c’est comme cela que j’ai survécu.
Mais l’origine ne se laisse pas démettre, elle vient de la profondeur du futur, me rappeler à l’Etre.
De tous ces voyages, j’ai fait une vie qu’il faut désormais raccorder à ce « rien » qui commence à vibrer et à craqueler.
Etrange musique, étrange tempo.
Il y a maintenant une cacophonie, une dysharmonie.
Mais aussi la jouissance d’un voyage qui ne peut plus aller nulle part, sinon dans le désert d’un chez-moi.
Ecriture dansée
Il n’existe pas de mots pour incarner le corps meurtri.
Le corps peut-il s’adjoindre les mots d’une délivrance, alors que celle-ci n’a pas encore eu lieu ?
Tout est resté en place.
Le corps de l’enfantement humilié jour après jour a contaminé celui de l’enfant, complice du jeu pervers entre la mère et le père.
L’enfant hanté a caché sa violence sienne, mais elle est devenue la texture de ses muscles, de ses artères et de ses os.
L’adolescente a grandi en niant cette énergie.
Parfois au détour d’une « transe » et d’un rythme, elle l’a laissée exploser.
Danse du sacrifice, danse du cri silencieux, danse qui dépasse toute loi, toute norme.
Danse de mort et de joie ultime. Hurlement vers le ciel et les dieux qui n’ont pas entendu le souffle de l’enfant déchiré et déjà entamé.
Quels mots pourraient rendre compte de cette peur effroyable qui nous vient du plus près de notre être ? Effroi immobile venu d’une origine souillée.
Seuls les coups peuvent me délivrer.
Faut-il donc que je laisse s’épanouir ma rage et mon désespoir de ne pas être née, de ne pas avoir grandi ? Je suis un épiphénomène, adulte avant même d’être là.
Comment puis-je être mère ? Faut-il que moi aussi je perdure dans le corps de mon fils par une marque au fer rouge qui me consume ?
Je refuse cette part maudite, je dois donc m’extraire du corps de ma mère. Elle m’a volé mon corps en même temps qu’elle m’en faisait don. Etrange corps à corps que celui d’une mère et de son enfant.
L’écriture saura-t-elle déjouer le sortilège ?
À contre courant
Je ne veux pas aller m’exporter ailleurs.
Mon corps est ici dans l’entrelacs tricoté à deux voix.
Il y a des points de croche, mais aussi des interstices creusés par la peine que chacun fait vibrer.
Il y a bien longtemps que je me suis installée dans la vallée de ce corps rugueux et gracile.
A quoi bon aller chercher d’autres corps qui ne m’offriraient que le jeu d’un instant partagé.
C’est l’infini du corps et de l’âme que je cherche.
Je veux aller là où personne d’autre ne le conduira car c’est vers lui qu’il doit s’ouvrir.
Mais pour cela il a besoin de mes mains, de ma bouche et de ma vie.
Il est si facile de se laisser porter par sa propre fermeture.
Je veux me battre pour faire advenir ce qui nous échappe et construit notre identité et notre maison.
Identité aux lignes jamais totalement définies, mouvement vibrant et acharné de deux âmes qui errent sur le chemin d’un chez soi.
Je veux tromper le temps, je veux m’appuyer sur la finitude de l’homme, je veux croire en une immortalité finie.
Funeste illusion peut-être.
Chemin bardé de points morts.
Le désir ne s’y laissera pas prendre, lui qui recherche toujours l’ailleurs.
Pourquoi ne pas accueillir celui-ci dans sa demeure ? Mais déjà une vie s’achève avant qu’on ait pu épeler nos noms.
Nouvelles d’outre tombe
Ma voix se perd, au secours.
Silence résonnant d’un écho à perte de vue.
L’horizon comprime ma poitrine et amoindrit mes membres.
Je ne suis plus celle qui est là. Où suis-je ?
Je me suis perdue il y a longtemps dans le nom de mon père et dans l’écume de ma mère.
Où es-tu papa ? Je ne connais de toi que la frappe de tes coups.
Traces laissées sur le visage de ma mère, bleus acidulés sur ses bras nus.
Mais ton amour était l’inaperçu de ma vie de petite fille.
Face cachée avec laquelle aujourd’hui je vis.
J’en appelle au père afin de mourir à ma place.
Il a oublié de creuser ma tombe.
Comment puis-je aujourd’hui appartenir à ma propre famille alors que la mort a oublié ma vie ?
C’est comme si mon corps flottait dans un entre deux irrémédiable et infini.
Sans commencement et sans fin, j’erre au cœur du rien et du tout.
Dévoyée et instable je méconnais les distances.
Accrochée à l’autre je m’épuise à être celle qui n’a pas de nom et qui pourtant participe à l’éducation et à la transmission d’une parole.
Mais que sont ces mots ? Bouche ouverte, prête à mordre, je suis remplie d’une rancune parcimonieuse.
Tout ce que je laisse dire me rapproche du néant et du silence.
Je piétine d’impatience, je veux m’épuiser, je cherche l’anéantissement.
Je voudrais revenir au faisceau lumineux d’une vie qui a traversé son envers.
Amour ne me laisse pas faire ce voyage seule, ce nom que je cherche c’est aussi le tien.
Les perspectives d’une maison
Intérieur, extérieur, dedans et dehors.
Fissure et béance qui se sont creusées pour que l’âme de la petite fille survive.
Il fallait fuir dehors pour qu’il y ait survivance d’un dedans.
Exigence d’une fuite éperdue vers un ailleurs éploré.
La maison était un monstre sanguinolent qui dévorait ses habitants.
Je ne pouvais lui opposer que ce mouvement abyssal, jetée hors de cette mer dans laquelle je naufrageais.
Mais aujourd’hui, par un jeu de perception inversée, cette maison s’affaisse, elle se métamorphose en ce qu’elle n’a pas été.
L’origine revient sous une autre forme. Mais ma maison à moi, où est-elle ?
Je suis prisonnière d’une maison qui n’existe plus et de celle qui n’est pas encore.
J’ai oublié d’être à l’intérieur.
J’erre dans ma nouvelle maison avec quelqu’un qui s’est enfoncé à l’intérieur.
Il y a longtemps, nous nous sommes rencontrés sur les berges d’une pensée de l’être là.
Nos corps se sont saisis l’un de l’autre, happés par une soif de bonheur, de rire et de vie.
Mais ici et maintenant, le passage devient difficile entre ces deux êtres qui appartiennent chacun à une survivance inversée.
Il s’agit donc de franchir ce qui n’a pas pu être afin qu’advienne de nouveau le souffle de la vie.
Magie d’une rencontre qui s’appuie sur ce qui cède et s’affaisse sans que chacun se sente ruiné.
Zoe Tisset
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