L’intellectuel-berger, en Algérie
Série "Souffles"...
« Ici, dans ce nulle part, derrière un troupeau de brebis comme celui-ci, par un jour d’été, mon oncle est venu m’annoncer la bonne nouvelle : Tu as eu ton bac. Et une autre vie a commencé, en ville ».
Ce paragraphe n’est que l’identification de la photo d’un jeune écrivain algérien postée sur un compte Facebook. Souriant et nostalgique, cet intellectuel pose derrière un troupeau de brebis et de moutons et autres belles créatures herbivores. Ce qui m’a frappé dans cette histoire, ce n’est ni la photo ni la nostalgie du lieu ou du troupeau, mais cette avalanche de commentaires venant de la part d’une dizaine d’autres écrivains, universitaires, journalistes et autres intellectuels, qui tous confirment que eux aussi ont vécu la même expérience. Ils sont nés institutionnellement derrière les brebis. Ils sont bergers. Je respecte cette appartenance sociale pastorale. Et j’adore les brebis, et les lieux reculés me fascinent. Mais au-delà de la nostalgie rurale qui peut être justifiée, cette situation de l’intellectuel-berger algérien m’interpelle.
Avec tout le respect au berger, cette situation m’agace ! Et je me demande : sommes-nous, nous intellectuels algériens, toutes générations confondues, le produit de la mentalité bergère ? Sommes-nous, nous élites algériennes, le produit et, en même temps, les producteurs d’un imaginaire berger ? Sommes-nous, nous intellectuels algériens, en situation de déphasage avec l’imaginaire de la cité, en conflit avec l’imaginaire urbain ?
À mon sens, l’intellectuel algérien n’a pas pu, n’a pas su, comment se libérer de sa mentalité bergère. Ainsi, l’imaginaire urbain n’est pas né, et par conséquent tout ce qui nous entoure n’est que rural. La ville, dans sa profonde définition, n’est que le produit des intellectuels appartenant à un imaginaire nourri d’un ensemble de valeurs spécifiques à cet espace ; par son histoire et par les comportements des citoyens qui l’habitent, qui l’animent. Il n’y a pas de ville sans la présence créative d’une intelligentsia citadine. Certes, les nouvelles générations de la technologie de communication ont changé quelques donnes dans le rapport ville-campagne. Mais, même dans les pays développés, les deux espaces sont restés différents et chacun continue à produire ses nouvelles valeurs. Chez nous, et depuis la fin du siècle dernier, nous avons assassiné la ville, nous avons travesti la campagne. Et dans cette mutation maladive, dans cette dénaturalisation catastrophique, les élites ont joué un rôle décisif et déterminant.
L’imaginaire de l’intellectuel-berger a défiguré la morphologie de la ville, l’ancienne comme la nouvelle. Par leur nostalgie rurale, par leur comportement berger, les intellectuels algériens qui, en principe, sont les guides et les symboles de la société, ont transporté la campagne vers la cité. La ville algérienne a été violée. Elle s’est retrouvée soumise et transgressée par cet imaginaire berger qui l’a métamorphosée en un espace qui n’est ni urbain ni rural. Est-il possible de bâtir une cité moderne avec une mentalité pastorale qui hante notre intelligentsia ? L’urbanité ou la citadinité est une vision du monde où la citoyenneté est une culture quotidienne et où l’individualité est image et thermomètre de la liberté.
Or un intellectuel secoué par la nostalgie du berger et du troupeau ne peut cohabiter ni avec l’idée de la liberté individuelle ni avec celle de la citoyenneté. La ruralité n’est pas une référence à un lieu mais à un mode de vie intellectuelle, politique et sociale. Et ce mode de vie, chez nous, est arbitrairement installé dans un autre espace et dans un autre discours qui ne sont pas les siens. La faillite de notre ville, qui n’est que la faillite de notre campagne, la faillite de la citoyenneté, qui n’est que la faillite de la liberté individuelle, continuent à produire et à reproduire un intellectuel-berger appartenant au conservatisme, avec une phobie du futur.
Amin Zaoui
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