L’Homme sans langue, Adrien Finck, suivi de Résistance par la langue (par Gilles Banderier)
L’Homme sans langue, Adrien Finck, suivi de Résistance par la langue, traduit de l’allemand et de l’alsacien par Michèle et Angèle Finck, Paris, Arfuyen, paru en avril 2025, 268 pages, 19,50 €.

Le Musée Unterlinden de Colmar conserve, sans l’exposer (ce ne fut pas toujours le cas), une tête momifiée longtemps présentée comme ayant appartenu à Pierre de Hagenbach (1423-1474), bailli de Charles le Téméraire, décapité à Breisach. La médecine légale a déterminé que cette attribution était fausse, mais la relique n’en demeure pas moins impressionnante, les yeux clos, les lèvres retroussées au-delà de la mort sur un rictus qui a traversé les siècles. Quel qu’en ait été le propriétaire réel, qu’on ne connaîtra sans doute jamais (un soldat décapité par les Turcs ?), cette tête momifiée rappelle une réalité : si elle est aujourd’hui une région opulente, débonnaire et riante, dont les touristes visitent par cars entiers les villages pittoresques et les marchés de Noël, une région où l’on mange bien et où l’on a l’alcool joyeux (contrairement à la Lorraine voisine), l’Alsace fut des siècles durant une terre où déferlèrent les armées, avec leurs cortèges de violences, de pillages, de sang et de destructions.
« En fait notre pays est si ouvert et sans protection, il en arriva tellement, qui restèrent ou repartirent, défrichèrent les forêts et firent paître leur bétail, construisirent leurs huttes, car c’était bon d’être ici ; ou piétinèrent les récoltes, ne laissèrent plus une pierre sur l’autre, tuèrent les hommes et exercèrent sur les femmes le droit du vainqueur, et les femmes accouchèrent » (p. 84). Il n’est pas nécessaire de remonter au Moyen Âge ou à la Guerre de Trente Ans. De 1870 à 1945, soit en trois générations (un individu né en 1860 et mort vers 1950 en aurait été le spectateur effaré), les Alsaciens changèrent quatre fois de langue, de nationalité, de lois, d’administration, …
Adrien Finck (1930-2008) ne dut changer de langue « que » deux fois, mais il vécut la phrase la plus dure de ce processus, lorsque l’invasion allemande de 1940 s’accompagna d’une germanisation stricte et brutale (le seul fait de parler français en public ou d’arborer un béret suffisait à faire envoyer l’imprudent dans un camp d’où il n’était pas sûr de revenir) et le retour à la France en 1945 fut suivi d’une francisation non moins brutale, jacobine et bornée à bien des égards (qui, en réalité, rejouait ce qui s’était passé en 1918). Finck naquit à Hagenbach, petit village d’où était également issu le bailli de la haute Alsace dont la prétendue tête orne les réserves du musée colmarien. La référence à ce lointain « pays » n’est pas seulement biographique : Pierre de Hagenbach, qui vit en son enfance les mêmes paysages qu’Adrien Finck, fut l’homme-lige du « Grand-Duc d’Occident », de celui qui voulut fonder au cœur de l’Europe un empire qui en eût bouleversé l’avenir, un « royaume du milieu » qui eût fait revivre l’ancienne Lotharingie. Le souvenir de cet empire hanta un poète comme Stefan George.
L’Homme sans langue est un roman autobiographique sensible, subtil et élégant (donc pas une autobiographie, puisque le héros, si on peut employer ce terme, se suicide à vingt-quatre ans). Une de ses originalités est d’être une œuvre plurilingue, où alternent l’allemand, le français et l’alsacien—ce qui constitue évidemment un défi au traducteur. Pour François comme pour toute sa génération, l’enfance prit fin avec la guerre : « Un han im Kind si Kindheit g’numma » (« Et à l’enfant ils ont pris son enfance », p. 94), lorsque « arrivèrent les valets, avec la croix maléfique, et l’axe du monde intact se brisa » (p. 124).
La question du plurilinguisme en Alsace est, de manière générale, mal posée – ou mal déduite. On le considère comme un phénomène fondateur de l'identité régionale (ce qui est exact) et, semble-t-il, comme exceptionnel dans le temps et dans l'espace (ce qui est faux) : on n'en finirait pas d'énumérer les régions, voire les pays entiers, où le plurilinguisme est de rigueur. Il suffit de considérer la Suisse et la Belgique (même si ce dernier pays est de création récente), sans qu'il soit besoin d'évoquer les contrées scandinaves (Johan Ludvig Runeberg, le plus grand écrivain finlandais, était d'expression suédoise) et l'Italie. Croire que le plurilinguisme suffit à faire de l'Alsace une région hors-normes revient à négliger les autres régions françaises où, depuis très longtemps, la pratique d'un dialecte ou d’une « langue minoritaire » (produisant parfois une très riche tradition littéraire écrite) se combine à l'emploi quotidien du français. Ce qui est essentiel, ce sont les conditions historiques dans lesquelles ce plurilinguisme s’élabora.
Traduire une œuvre plurilingue, qui joue des effets de décalage entre les langues, n’est pas une tâche aisée. La piété conjugale et filiale d’Angèle et Michèle Finck, respectivement veuve et fille de l’auteur, a produit un résultat remarquable. On eût en revanche apprécié que cette piété filiale nous épargnât la longue préface verbeuse, alambiquée et grandiloquente, qui ne donne pas envie de poursuivre la lecture (ce qui est contraire aux objectifs d’une préface et en l’occurrence serait dommage). Disons que le texte d’Adrien Finck vaut mieux que son propos apéritif : c’est en général le cas, mais rarement à ce point. Sans doute Finck a-t-il mis en scène à travers le personnage de François ses propres angoisses et, peut-être, sa propre volonté de suicide. C’est possible, mais pour lui comme pour François ou pour des dizaines de milliers d’autres depuis au moins 1870 (mais on pourrait remonter au traité de Westphalie), les choses furent à la fois simples et tragiques : ils n’eurent pas le choix, sauf à prendre la route de l’exil (ce que fit la moitié de la population après l’annexion de 1870). Même si, face aux convulsions historiques, il y eut sans doute autant de manières de réagir que d’individus, les Alsaciens ont toujours subi leur destin (il s’agit là d’une constante, de l’invasion prussienne à la dilution de leur région dans un conglomérat administratif informe) et la palette des choix qui leur furent offerts fut toujours très restreinte. Un exemple parmi des milliers d’autres, celui de Marie-Joseph Bopp, qui naquit en Alsace allemande (1893), apprit le français comme une langue étrangère, qu’il enseigna, puis l’Alsace redevenue française, fut professeur d’allemand, à son tour devenu langue étrangère. Il écrivit avec aisance dans les deux langues (notamment sur Pfeffel qui, en plus d’être également un écrivain bilingue, fut aveugle), et durant l’Occupation eut un comportement et tint un journal qui manquèrent lui valoir de sérieux ennuis. Quelques mois à peine après la fin de la guerre (décembre 1945), il publia au milieu des difficultés matérielles de la Libération, en français, une admirable histoire de L’Alsace sous l’occupation allemande, où le roman de Finck pourrait figurer comme note en bas en page.
Adrien Finck fut un écrivain de qualité, même si on ne saurait le comparer à l’un des plus grands poètes français de la seconde moitié du XXe siècle (également dialectophone), Claude Vigée, qui composa à Jérusalem deux de ses recueils en alsacien, Schwàrzi sengessle flàckere ém wénd (Les orties noires flambent dans le vent) et Wenderôwefir (Le feu d’une nuit d’hiver). L’hommage de Vigée à son traducteur et confrère en poésie est d’ailleurs reproduit à la fin de ce volume.
Gilles Banderier
Adrien Finck (1930-2008) fut professeur à l’université de Strasbourg.
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