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L'espoir, cette tragédie, Shalom Auslander

Ecrit par Anne Morin 29.03.13 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman, USA, Belfond

L’espoir, cette tragédie, traduit (USA) Bernard Cohen, janvier 2013, 327 pages, 20 €

Ecrivain(s): Shalom Auslander Edition: Belfond

L'espoir, cette tragédie, Shalom Auslander

De l’imagination, ne dit-on pas qu’elle est « la folle du logis » ? Alors, quand il s’agit d’Anne Frank en personne, vieille à n’en plus finir, rescapée des camps de la mort, qui se traîne dans le grenier-cerveau de Solomon Kugel…

L’humour corrosif et salutaire de Shalom Auslander agit à la fois comme un révélateur, et comme un décapant. Juif américain de la classe moyenne supérieure, bien entendu en analyse avec un psy, le Professeur Jovia, dont la théorie se résume à : l’espoir fait mourir, Solomon emménage avec femme, fils et une mère sénile à ses heures, à la campagne.

Elevé en l’absence du père, par sa mère entièrement accaparée par l’Holocauste qu’elle n’a connu ni de près, ni de loin mais dont elle se sent « porteuse saine » : « Certains soirs, elle venait s’asseoir au bord de son lit et lui racontait des histoires effrayantes d’émeutes, de tortures et de pogroms » (p.77), Solomon Kugel va, tout jeune, endosser ce fardeau avec, entretenue par cette mère schizophrène, la peur d’un « retour des choses ». Kugel est obsédé par la mort, et surtout le fin mot, le mot de la fin : « Anhédonie : l’incapacité à éprouver du plaisir, avait diagnostiqué un psychiatre qu’il avait consulté. Ce à quoi Kugel avait rétorqué que non, ce n’était pas une incapacité, c’était la conscience que le plaisir n’est qu’un prélude à la souffrance, à quoi le psychiatre avait répondu : Exactement » (p.151-152).

Aussi, quand guidé par la pestilence, il va découvrir qu’Anne Frank en personne – représentée un peu comme une sorcière, un être repoussant : l’image de la mauvaise conscience – vit dans son grenier, ne va-t-il pas s’en étonner outre mesure. Mère au rez-de-chaussée, Anne Frank au grenier se répondent, l’une – Anne Frank – étant la réplique de ce qu’aurait voulu être l’autre… jusqu’à ce que la locataire du grenier ne tienne pas les promesses de son nom, de son passé.

Entre-temps, il y aura eu ces épisodes à la fois hilarants, absurdes et grinçants d’un mur de cartons érigé au grenier, que Kugel appelle « le mur occidental » où, pour forcer le trait, la mère, sur de petits morceaux de papier glissés dans les fentes entre deux cartons, écrit ses suppliques à Anne Frank, près d’une chambre « Hello Kitty » qu’elle lui a confectionnée au centre du grenier pestilentiel : « Il a découvert sa mère agenouillée devant le mur ouest. Elle sanglotait en silence en apposant un post-it jaune sur le carton devant elle. Il y avait déjà au moins une dizaine de mots similaires collés au mur, et d’autres enfoncés dans les interstices entre les cartons » (p.295).

Il est recommandé – et salutaire – de faire sa propre moisson des nombreux clins d’œil, avoués ou à demi pardonnés : il faut cultiver son jardin : celui de Mère dont les légumes poussent comme par enchantement, après les razzias de Solomon dans le rayon du supermarché…

A la fin, ne sachant plus trop où donner de la tête ni à quel saint se vouer, lorsque Kugel jettera pêle-mêle, sur le sol du potager maternel, produits frais et surgelés en barquette, les pousses commenceront à sortir, que naturellement il écrasera consciencieusement…

Tout un symbole, comme ce livre entier qui s’achèvera par une surprise : lorsque Eve, l’agent immobilier, fera visiter pour la énième fois la maison de leurs rêves à un jeune couple fortuné qui trouve à chaque fois des réserves à faire, lorsqu’ils tomberont enfin d’accord pour acheter, ils auront eu le tort – ou serait-ce un acte manqué ? – de ne pas visiter le grenier :

« (…) mais d’une façon ou d’une autre, je vous le promets, la fiction reviendra. Pour la simple raison que ce qui n’est pas de la fiction est trop dur à supporter.

Levant la main, Eve a balancé les clés de la maison qu’elle retenait entre le pouce et l’index.

Alors, marché conclu ?

Consultant Sharon du regard, Nick a pris la main de Sharon dans la sienne et a souri.

Sharon a souri à Nick.

Nick a souri à Eve.

Eve a souri à Sharon.

Sharon a reniflé, le nez levé.

Mais… cette odeur ? » (p.326-327).

Qui sait ? Même en n’achetant pas chat en poche, il peut y avoir anguille sous roche…

 

Anne Morin


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A propos de l'écrivain

Shalom Auslander

 

Shalom Auslander est né à Monsey, dans l’état de New York, dans une famille juive orthodoxe. La France l’a découvert avec la parution de ses Mémoires, La Lamentation du prépuce (Belfond, 2008 ; 10/18, 2009), qui ont connu un grand succès, suivis du recueil de nouvelles Attention Dieu méchant (Belfond, 2009 ; 10/18, 2010). L’espoir, cette tragédie est de fait son premier roman, acclamé par la critique outre-Atlantique, qui a salué l’audace et l’originalité de l’auteur.

 

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.